Le Docteur BERTRAND est médecin généraliste, spécialisé en addictologie et lauréat de la faculté de médecine de Nancy. Installé aujourd’hui dans le sud Gironde, il a milité en faveur de la réglementation du cannabis à travers différentes associations. Il est un des cofondateurs de NORML France et est toujours membre de son Bureau Exécutif. Retrouvez dans cet article, l’intégralité de cette interview réalisée par Fabrizio DENTINI du magazine Soft Secrets.
Temps de lecture : 20mn.
Fabrizio DENTINI : En considérant votre parcours de spécialisation médicale, qu’est-ce qui vous a amené à l’activisme du cannabis ?
Olivier BERTRAND : L’obscurantisme et les positions dogmatiques sur le cannabis sont prégnantes en France, donc j’avais besoin d’un challenge et je souhaitais poser les fondations d’un autre discours sur le cannabis et les substances addictives en général, plus scientifique, plus pragmatique et plus empathique envers les usagers.
F.D. : Comment devient-on addictologue ?
O.B. : Ce sont les résultats de ma thèse de médecine générale qui m’ont poussé à faire une spécialisation en addictologie. Celle-ci, à travers l’analyse de 978 questionnaires, portait sur les perceptions des médecins généralistes lorrains concernant les dommages et les bénéfices liés à l’usage de cannabis, d’alcool et du tabac. Les résultats ont pu être comparés directement aux perceptions des experts de la FFA [Ndr. Fédération Française D’Addictologie], mais aussi à la population générale et nous avons pu déterminer le facteur principal influençant les perceptions des dommages et des bénéfices liés au cannabis.
F.D. : Quel était ce facteur déterminant ?
O.B. : Le positionnement des médecins par rapport à la régulation de la filière cannabis et non, contre toute attente, le genre, l’âge ou le fait d’avoir déjà consommé. Plus les médecins étaient tolérants à une régulation de la filière, plus leurs perceptions se rapprochaient de celles des experts de la FFA. Ce travail a objectivé la très grande hétérogénéité des perceptions des médecins sur le cannabis alors qu’elles étaient beaucoup plus homogènes pour l’alcool et le tabac, notamment concernant les dommages. Ces derniers pouvaient être perçus pour le cannabis comme quasi nuls, moins dangereux que la TV, ou à l’inverse comme extrêmement importants, perturbant profondément l’identité du sujet et comparables à la roulette russe. Ces résultats m’ont fait prendre conscience de la carence de formation des médecins mais aussi du poids de l’idéologie sur leurs discours et la prise en charge des patients qui en découle.
F.D. : Quels mécanismes sont à l’origine du développement d’une addiction ? S’agit-il d’un processus purement biologique ou y a-t-il, et dans quelle mesure, une composante sociale ?
O.B. : Le développement d’une addiction repose sur des processus biologiques complexes que la neurobiologie moderne aidée par l’imagerie fonctionnelle (IRM) explique en grande partie. Schématiquement entrent en jeu trois circuits neuronaux vitaux autours du thalamus (zone profonde du cerveau) en lien avec l’hypothalamus et l’hypophyse (sécrétions hormonales) : le circuit des émotions, notamment l’amygdale, le circuit de la récompense, notamment le noyau accumbens (voie mésocorticolimbique ou circuit du conditionnement) et le circuit de la mémorisation, notamment l’hippocampe (circuit hippocampo-mamillo-thalamo-cingulaire ou circuit de Papez). Ce dernier circuit est celui de l’apprentissage, ce qui signifie que le risque d’addiction, en partie sous le contrôle du cortex, est modifiable et que l’on peut le prévenir en cas d’usage de produits addictogènes. L’addiction est avant tout sous tendue par l’éducation à l’usage transmise et donc par l’environnement du sujet (éducation familiale) et la place qu’à le produit dans la société (éducation sociétale).
F.D. : Et sur le plan neurobiologique ?
O.B. : Sur le plan neurobiologique, l’addiction repose sur le phénomène dit “de tolérance” qui signifie une diminution des effets et du plaisir ressenti en cas de consommation répétée. Elle est liée à une contre régulation de l’organisme face à l’apport régulier de grandes quantités de THC exogènes. D’une part cela induit une baisse de la production des récepteurs CB1 cérébraux entraînant une diminution des effets psychotropes ressentis et de la gratification obtenue (récepteurs CB1 amygdalien) mais cela diminue également la sécrétion cérébrale de dopamine (plaisir) sérotonine (optimisme), opioïdes et cannabinoïdes endogènes (bien être), entraînant une diminution du plaisir global ressenti. Le tout ayant pour but de freiner le comportement d’usage et donc de consommer moins souvent et des quantités moindres, et non de consommer plus pour obtenir le même effet.
F.D. : Que se passe-t-il lorsque on consomme de plus grandes quantités pour obtenir le même effet ?
O.B. : Si tel est le cas, le système s’emballe et le mécanisme de l’addiction s’enclenche par l’activation artificielle répétée du circuit de la récompense. A noter que ce circuit est absolument vital pour l’individu puisqu’il fournit la motivation nécessaire à la réalisation de comportements ou d’actions permettant à un être vivant de survivre, notamment boire, manger et se reproduire.
F.D. : Ne pensez-vous pas que notre société repose dans une certaine mesure sur le développement structurel d’une addiction de masse à différentes substances et modes de vie dont personne ne peut se considérer vraiment libre ?
O.B. : A moins de vivre dans une tribu animiste survivante en Amazonie ou en Papouasie ou bien encore dans une communauté Amish, notre société technologique et individualiste occidentale est addictogène à de nombreux égards, notamment en exigeant toujours plus de rapidité et d’instantanéité, mais aussi parce qu’elle allègue une part croissante à la reconnaissance du plaisir individuel tout en s’affranchissant des doctrines religieuses. Surtout, notre société productiviste, libérale et capitaliste, basée sur le profit, est fortement créatrice de besoin qui deviennent rapidement indispensable par mimétisme social puis par effet d’accoutumance. Imaginez-vous vivre en 2024 sans écrans (smartphone, TV, Internet), sans voiture, sans électroménager comme il y a 70 ans ? Sans électricité, chauffage central et eau courante comme il y a 150 ans ? Si toutes ces technologies disparaissaient subitement, la société serait sans nul doute profondément désorganisée et témoignerait de notre dépendance forte aux progrès. Toutefois, il est nécessaire de dissocier la notion de dépendance qui peut s’appliquer à de nombreux comportements régis par notre mode de vie et la notion de psychoactivité spécifique aux drogues, qui module nos perceptions, nos émotions, nos cognitions et donc notre façon d’appréhender le monde. Les points communs aux addictions de substances et aux addictions comportementales sont le craving, c’est-à dire le besoin impérieux et irrépressible de consommer (sexe, jeux, substances psychoactives…) et la perte de contrôle entrainant la poursuite du comportement malgré la conscience des conséquences dommageables.
F.D. : Pourquoi il n’est absolument pas scientifique de criminaliser une substance, dans notre cas le cannabis, en tant que telle ?
O.B. : C’est une évidence scientifique factuelle : la criminalisation d’une substance est non seulement inefficace mais aussi contre-productive pour les usagers comme pour la société. L’interdit pour les adultes n’a pas d’impact significatif sur les consommations car les déterminants de l’usage de substances psychoactives et addictives (SPA) sont avant tout anthropologiques et sociologiques. Depuis la mise en place de l’interdit total en 1970, la consommation des produits interdits n’a eu de cesse d’augmenter (cannabis + 500%, cocaïne + 300%), alors que parallèlement la consommation des produits légaux n’a cessé de diminuer (alcool – 50%, tabac -30%), ce qui laisse suggérer que c’est l’encadrement légal des usages qui permet de réduire les usages problématiques.
F.D. : Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de corrélation entre un contexte législatif répressif et une baisse de la consommation ?
O.B. : Plus d’une centaine de lois sont venues durcir la prohibition et enrichir l’arsenal répressif initial durant le demi-siècle passé en France et pourtant la consommation des produits stupéfiants a explosé, ce qui prouve l’absence ou la très faible corrélation entre interdit et diminution des usages ; Plus on consomme, plus on réprime; et si la consommation augmente pour des facteurs sociologiques, ce qui est cas durant ces dernières décennies, la réponse publique va être de réprimer davantage, comme dans une sorte de surenchère folle et obscurantiste. La folie, dira Albert Einstein, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent. D’ailleurs l’interdit pour les adultes n’est pas dissuasif car il est contre nature : vouloir éradiquer une plante de la planète revient à criminaliser la nature. Cette guerre aux drogues non pharmaceutiques a toujours été perdue d’avance et le sera toujours car l’usage de substances psychoactives et addictives répond à un besoin humain immuable et ancestral décrit par les anthropologues. De tout temps, les hommes se percent, se tatouent et se droguent, c’est donc bien la demande qui crée l’offre et non l’inverse à l’instar des nouvelles technologies par exemple.
F.D. : Comment vivez-vous la dichotomie entre drogues illégales et médicaments légaux sur ordonnance ?
O.B. : Sur le plan sanitaire aucun argument scientifique ne peut justifier le clivage entre les drogues légales et illégales en termes de dangerosité des produits, particulièrement concernant l’usage de cannabis. C’est probablement ce qui explique en partie l’inefficacité de l’interdit car toute loi, pour être acceptée et respectée, doit être justifiée, comprise et intégrée par la population. Pour rappel, l’éthanol est un toxique cellulaire puissant qui peut entraîner des troubles du jugement et une dépendance physique sévères, avec risque létal en cas de surdosage ou de sevrage brutal et le THC est un antioxydant cytoprotecteur, messager cellulaire, sans risque létal en cas de surdosage, qui entraîne peu de troubles du jugement et une dépendance nettement moins problématique que celle de l’éthanol, avec des fréquences d’addiction similaires concernant 5 à 10 % des usages. Par ailleurs, il existe depuis 2010 un large consensus scientifique mondial pour s’accorder sur le fait que l’éthanol est la substance psychoactive et addictive qui entraîne le plus de dommages individuels et sociétaux (Nutt et AL, Reynaud et AL), et pour autant, doit-on prohiber l’alcool ? Certainement pas car cela aurait des conséquences très néfastes aussi bien pour les usagers que pour le reste de la société. La prohibition et la répression de l’usage crée de facto une délinquance et supprime toute éducation sociétale à l’usage à moindre risque.
F.D. : Souhaitez-vous parler plus spécifiquement du rôle de l’interdit ?
O.B. : L’interdit pour les adultes, de manière contre intuitive, est générateur d’addictions à bien des égards. Pour rappel, l’objectif de la loi française de 1970 pour réduire les usages problématiques était de supprimer l’ensemble des usages tout simplement. Il fallait donc dissuader la population de consommer, en mettant le plus d’obstacles répressifs possibles entre les citoyens et “la drogue “ et obliger les usagers à se sevrer de ces nouveaux produits non culturels en France. Pour cela, les autorités n’ont pas hésité à jouer sur les peurs des populations, quitte à détourner la science, en s’appuyant sur deux dogmes fallacieux aujourd’hui largement réfutés : l’usage entraînerait une dépendance forte et immédiate mais il entraînerait aussi une aliénation mentale avec des troubles du jugement rendant l’individu irresponsable. Cette idéologie dogmatique nie ainsi tout usage responsable des produits stupéfiants alors que ce dernier reste possible pour l’alcool, créant au passage une dichotomie arbitraire incompréhensible. De plus, l’interdit va précisément à l’encontre des bases fondamentales du soin en addictologie, définies dans les années 2000, où le patient “addict”, volontaire et au centre de la démarche de changement, doit bénéficier d’une attitude bienveillante et valorisante. C’est pourquoi la répression de l’usage pérennise les addictions par nature en marginalisant davantage les individus, de la privation du permis de conduire jusqu’à la détention pénitentiaire, alors qu’ils ont besoin au contraire de s’épanouir personnellement et de socialiser davantage pour rétablir un équilibre sans consommation problématique et déjouer l’addiction, pathologie du lien. La répression de l’usage n’est pas une mesure complémentaire à la prévention, c’est une mesure concurrentielle.
F.D. : Quels autres problèmes le prohibitionnisme et la répression anti-scientifique génèrent-ils par opposition à la simple prévention quand combinée à une information correcte ?
O.B. : L’interdit est infantilisant, ce qui éloigne les usagers de “l’empowerment”, c’est à dire du pouvoir et de la capacité d’agir pour un usage responsable: sur un plan philosophique, il apparait aberrant de vouloir protéger les adultes d’eux même, auquel cas les pratiques masochistes, les scarifications, et bien sûr le suicide, atteinte ultime, devraient être sanctionnés pénalement. En outre, l’interdit pour les adultes représente un frein majeur à la prévention et au diagnostic des conduites addictives, mais aussi à la connaissance scientifique et à la formation des professionnels de santé, aggravant le défaut de prise en charge des usages problématiques. En effet, il véhicule intrinsèquement un tabou sociétal puissant qui entraîne clandestinité et méfiance, peu propice à la confidence et à la reconnaissance des usage problématiques, mais aussi à l’éducation familiale pour un usage responsable, comme cela est le cas pour l’alcool. Il est difficile d’éduquer la jeunesse à un comportement interdit sans compter sur le fait qu’en parler à ses enfants peut amener à des problèmes judiciaires.
F.D. : Et quel rôle joue l’interdit pour accélérer l’attention des adolescents à franchir les limites imposées par la société ?
O.B. : L’interdit expose particulièrement la jeunesse aux usages problématiques et apparaît être incitatif chez les moins de 26 ans qui aiment braver les interdits et qui n’ont pas encore de responsabilités (travail, famille..;) ni le sens des responsabilité. Ce caractère incitatif de l’interdit s’observe, non seulement en termes d’usage, mais aussi de trafic, car cette frange de la population dispose en général de peu de moyens financiers et d’un milieu protégé propice à la distribution de produits. Il est grand temps de sortir le cannabis des lycées, lieu de vente principal pour les 15-18 ans. L’interdit ne protège pas, au contraire, il expose à de nombreux risques là où une régulation responsable permettrait de limiter ces risques. Plus un produit représente des risques potentiels, plus son marché doit être encadré par l’État. Criminaliser le commerce d’un produit naturel plébiscité et cultivé dans tous les villages de France est un non sens car c’est renoncer à l’encadrement légal de la filière et au contrôle de la qualité des produits circulants pour des millions de citoyens, mais c’est surtout remettre un marché colossal aux mains de personnes peu scrupuleuses animées uniquement par le profit. Mais encore, l’interdit est délétère pour la société en termes de sécurité, d’emploi, d’économie et de cohésion sociale. La prohibition scinde la population en fonction de l’apéritif choisi, ce qui semble être une mesure discriminatoire inique stupide et teintée de xénophobie. La prohibition du cannabis en France coûte un milliard d’euros par an alors que sa régulation en rapporterait au minimum le double à l’État. Alors que la prohibition génère directement le trafic, la criminalité et la corruption associées, la répression l’entretient : quand la police démantèle un réseau, nous observons systématiquement un regain de violence lié au manque à gagner , sans compter sur le fait que les bandes rivales se battent pour reprendre le territoire inoccupé, ce qui donne lieu régulièrement à des bains de sang en pleine rue avec parfois des balles perdues qui tuent de simples riverains. La prohibition se révèle parfois particulièrement meurtrière en lien là encore à une surenchère folle entre trafiquants et forces de l’ordre, comme en Colombie et au Mexique, où les narcotrafiquants terrorisent la population ou encore aux Philippines où les exécutions extrajudiciaires des usagers sont encouragées par les autorités … Elle tue en France également (325 morts en 2023 liés à des règlements de compte entre trafiquants).
F.D. : Que recommandez-vous aux législateurs français pour réduire l’impact multi-négatif des interdits ?
O.B. : Pour réduire les usages problématiques et limiter les dommages sociétaux liés à l’usage de cannabis, la France a tout intérêt à reconnaître et encourager les usages sans dommages mais aussi les usages bénéfiques du chanvre à THC, notamment thérapeutique, plutôt que de gaspiller chaque année de manière aveugle des crédits publics astronomiques pour une guerre perdue d’avance. Une telle politique permettrait de codifier les usages responsables et d’édicter des normes qui pourrait, après des décennies, s’inscrire dans l’inconscient collectif de la population et conférer une certaine protection contre le mésusage de cannabis, comme cela est le cas pour l’alcool. La prohibition des produits stupéfiants, est un jeu de dupe qui consiste à nous faire croire à un mirage, celui du fléau de “la drogue et de la décadence de la jeunesse”, afin de justifier la répression des usagers sans avoir à débattre des intérêts politiques occultes peu avouables : contrôle de la population et des minorités ethniques, contrôle des économies des pays producteurs du sud, financements occultes avec l’argent du trafic de l’OCRTIS (branche française de la police internationale des stupéfiants) et des politiques aux affaires, comme a pu en témoigner feu Hubert Avoine dans son livre: « L’infiltré» (Air Cocaïne, affaire François Thierry & Sofiane Hambli,…). Cette politique n’a pas sa place dans un état de droit respectueux de la santé et de la sécurité de ses concitoyens.
F.D. : Pour revenir à la science après cette approche du politique, quand on aborde l’étude de l’interaction entre les êtres humains et les substances, la notion de substance, combinée à celles de SET et de SETTING, devient très importante. Souhaitez-vous nous expliquer en quoi consiste ce triptyque et pourquoi est-il indispensable quand on parle de drogue et de cannabis en particulier ?
O.B. : Comme l’a défini Claude Olievenstein dans les années 1970, l’effet des substances psychoactives est le résultat d’interactions entre elles, l’état d’esprit du sujet (SET) et le contexte socioculturel (SETTING) dans lequel se développe la consommation. Chaque partie du triptyque a ses propres caractéristiques et c’est la combinaison qui va déterminer le résultat obtenu en termes de bénéfices et de dommages. Chaque Substance Psychoactive a ses spécificités, il en va de même pour les usagers (habitude de consommation, état d’esprit, motivation d’usage, vulnérabilité physique, psychologique ou sociale…) mais aussi pour les contextes socioculturels selon les différentes cultures et législations à travers le monde. De manière caricaturale, l’usage modéré de THC amplifie les sensations et les émotions, pouvant ainsi entraîner une crise de paranoïa chez un cultivateur français stressé qui vient de se faire cambrioler ou à l’inverse, une crise de fous rires chez un usager Allemand détendu dans une soirée entre amis; tout réside dans le choix du moment et du lieu propice pour consommer, si tant est que ce choix est encore possible sur un plan individuel mais aussi sociétal, c’est à dire pour les usagers non dépendants ou peu dépendants (90% des usagers) et pour les citoyens des pays qui ont au minimum dépénalisé de facto l’usage. En effet, si l’addiction est par définition une perte de liberté, celle de la capacité à s’abstenir de consommer, la répression de l’usage est par définition une perte de plusieurs libertés fondamentales, celle de la capacité à consommer à moindre risque, mais aussi à cultiver, à se soigner, à s’exprimer, à se déplacer…
F.D. : Quels sont les risques de l’addiction au cannabis et comment les identifier ?
O.B. : Les risques d’addiction peuvent être liés à l’usager, au produit et au contexte socioculturel et donc au statut légal du produit. Concernant l’usager, les principaux facteurs de risques d’addiction au THC sont la précocité des premiers usages réguliers, à fortiori au cours de l’adolescence, et les périodes de vulnérabilité psychologique, a fortiori toutes personnes ayant des antécédents psychiatriques. Plus vous commencez tardivement à consommer régulièrement du cannabis, plus le risque d’addiction est faible. L’adolescence est une période d’instabilité et d’incertitude où rien n’est encore déterminé socialement et où l’usage de cannabis peut rapidement prendre une place très importante. Sur le plan neurologique, le cerveau est en pleine maturation où l’épissage neuronal bat son plein. Or, le THC est un neuromodulateur qui perturbe ce processus d’élagage synaptique consistant à sélectionner les circuits neuronaux pour adapter au mieux les réponses comportementales face à telle ou telle situation. Concernant le produit, le cannabis présente un pouvoir addictogène limité, bien inférieur à celui de la nicotine ou de l’héroïne. Concernant le contexte socioculturel, plus le produit est intégré culturellement, plus les bonnes pratiques d’usage se transmettent facilement et plus le risque d’addiction est faible. Et le préalable à toute intégration culturelle d’un produit est une régulation légale de sa filière.
F.D. : Quelle est la différence entre un consommateur social et un consommateur dépendant ?
O.B. : Un usager social du cannabis choisit les moments où il décide de consommer. Un usager dépendant n’a plus cette capacité de choix, ce qui l’oblige à aménager chaque situation pour pouvoir consommer et à subir les quelques moments où il ne peut absolument pas consommer (voyage long courrier, journée d’examen).
F.D. : Est-il possible d’élaborer un « manuel prêt à l’emploi » pour reconnaître les usages problématiques de cannabis ?
O.B. : Il existe plusieurs outils de repérage de l’addiction au cannabis sous forme de questionnaire simple et rapide (4 à 6 questions) comme le test CAST (cannabis abuse screening test) ou le test CAGE. Ces outils reposent bien entendu sur la sincérité du répondant et en auto questionnaire, ils peuvent permettre aux usagers de faire le point par rapport à leur consommation. Cependant, ils n’évoquent que l’addiction et pas les autres dommages, notamment ceux liés au mode d’administration. En revanche, il n’existe pas encore de manuel prêt à l’emploi pour consommer du cannabis à moindre risque mais l’association NORML France devrait pallier cela dans les années à venir sans nul doute.
F.D. : Serait-il possible d’estimer le coût sanitaire de la consommation de cannabis dans l’Hexagone ?
O.B. : En 2003, le coût sanitaire et social du cannabis en France est chiffré à 3€ par habitant et par an (600€/hab/an pour l’alcool), alors que le coût légal est estimé à 12 € par habitant et par an (0,75€/hab/an pour l’alcool).
F.D. : Il semblerait que toutes les lois inspirées de la doctrine prohibitionniste fassent comme si la grande majorité des consommateurs adoptaient des modèles problématiques. Quel pourcentage de consommateurs quotidiens de cannabis représente réellement un problème pour eux-mêmes et pour la société ?
O.B. : Le dogme prohibitionniste repose sur le mythe de la dépendance immédiate et de l’aliénation de l’individu, entraînant une négation de tous les usages non problématiques qui représentent pourtant la majorité des usages. En réalité, environ 5% des usagers ne parviennent pas à déjouer l’addiction (30% des usagers quotidiens). Ce risque de dépendance au THC est donc variable, bien souvent nul ou faible en cas de bonnes pratiques d’usage, ou au contraire élevé, en cas de mauvaises pratiques (usage matinal, solitaire, quotidien, intensif). Par ailleurs, ce n’est pas l’usage de cannabis qui entraîne des dommages sur le long terme, mais l’inhalation de fumées par combustion qui entraîne cancers, maladies cardiovasculaires et respiratoires. Ce mode de consommation représente 90% des usages en France contre seulement 10% aux Etats Unis, ce qui illustre bien en quoi une éducation aux bonnes pratiques de consommation permet de réduire considérablement les risques et les dommages. Sur le plan sociétal, bien que les deux tiers de la population française considèrent que les usagers représentent un danger pour autrui, les dommages réels pour la société liés à l’usage sont faibles selon les experts addictologues. Quant aux conséquences sociales des troubles du comportements liés à l’usage, elles sont très limitées car le THC à dose usuelle est plutôt inhibiteur sur le plan moteur, il entraine peu de troubles de la coordination et n’altère pas les facultés de jugement, comme le rapportent plusieurs études américaines robustes sur la sécurité routière. Pour conclure, le principal dommage pour la société de l’usage de cannabis est finalement le coût abyssal et intarissable de sa répression.
F.D. : Il y a une contradiction évidente dans le discours étatique qui oppose les consommateurs pour des raisons médicales aux consommateurs pour des raisons hédonistes. Ne croyez-vous pas qu’il existe une continuité dans la recherche du plaisir entre ceux qui consomment du cannabis grâce à une prescription et ceux qui en consomment en dehors d’un cadre strictement thérapeutique ? Quel rôle joue la recherche du plaisir dans la consommation de cannabis et cette recherche en elle-même n’est-elle pas profondément thérapeutique ?
O.B. : Il existe bel et bien un continuum des usages autour de la notion de bien être, que les motivations d’usages soient médicales, hédoniques, anxiolytiques ou sociales. Cette notion de bien être global à la fois physique, psychologique et social correspond à la définition de la santé selon l’OMS. De manière choquante, la plupart des motivations d’usages concernerait in fine l’amélioration de la santé. Tout le paradoxe est que la plupart des usagers ont des pratiques de consommations dommageables (combustion, association au tabac), que certains ne déjouent pas l’addiction et que les bénéfices sont clairement amoindris en cas de dépendance.
F.D. : Que pensez-vous en tant que médecin de vivre dans un pays qui est parmi les derniers en Europe à s’orienter vers un modèle de production et de distribution de cannabis thérapeutique ?
O.B. : Pour les patients dans le besoin, il s’agit clairement d’une perte de chance par privation de traitement, comparativement aux citoyens de tous les pays limitrophes qui peuvent avoir accès aux phytocannabinoïdes. Certains patients pratiquent l’automédication et s’exposent à de nombreux risques et à une sanction pénale pour se soigner, cela est clairement scandaleux. Pour les professionnels de santé français, il est regrettable d’avoir une boite à outils en moins dans l’arsenal thérapeutique, une boite à outils utile qui bénéficie de surcroît d’une sécurité d’emploi importante, sans risque létal, contrairement à certaines médications courantes et aux idées reçues. Prenons l’exemple de la schizophrénie, selon les études de Leweke, le CBD à 1000 mg/ j est aussi efficace pour réduire les symptômes productifs que les neuroleptiques de dernière génération, sans les effets secondaires graves ou invalidants de cette classe de médicaments (prise de poids, montée laiteuse, décès) et le THC, lui, pourrait améliorer les symptômes déficitaires.
F.D. : Quel est votre avis sur le potentiel de cette boite à outils thérapeutiques alternatifs?
O.B. : Cette classe de médicaments devrait intéresser l’ensemble des spécialités médicales tant son spectre d’action est vaste : de la pédiatrie (autisme, TDAH) à la gériatrie (Alzheimer), de la neurologie (sclérose en plaques, SLA, Huntington, douleurs neuropathiques) à la psychiatrie (PTSD, dépression, Schizophrénie), de l’oncologie aux maladies orphelines (Gilles de la Tourette, épilepsie de Dravet / Lennox Gastaut), en passant par l’ophtalmologie (glaucome à angle ouvert), la pneumologie (asthme), la gastro entérologie (maladie de Crohn), la cardiologie (athérome), la diabétologie et j’en passe. En effet, sans être une panacée, les phytocannabinoïdes peuvent avoir des indications dans de nombreuses pathologies chroniques poly symptomatiques comme le rapportent à travers le monde et les époques des millions de témoignages de patients corroborés par des milliers d’études scientifiques. Évidemment, nous devons disposer de produits adaptés à l’usage médical en termes de voies d’administration et de posologies (vape pour un effet très rapide, huile sublinguale ou lyoc pour un effet rapide, patch et gélules pour un effet durable).
F.D. : Et sur le plan biochimique ?
O.B. : Sur le plan biochimique, les phytocannabinoïdes sont des super principes actifs car ils peuvent agir sur plus de 40 récepteurs différents, mais ce sont les seuls à agir sur le système endocannabinoïde (CB1 et CB2). Ce système archaïque et ubiquitaire présent dans tous les tissus de l’organisme (et pas seulement dans le cerveau) est impliqué dans les mécanismes de l’homéostasie : sollicité en cas de rupture des équilibres physiologiques, il est directement impliqué dans les mécanismes de réparation des tissus lésées. Les cannabinoïdes peuvent diminuer ou stopper les symptômes de certaines maladies chroniques, notamment en cas de défaillance du système endocannabinoïde, et dans la plupart des cas ils améliorent significativement le confort de vie en limitant les troubles instinctuels (amélioration de l’appétit, du sommeil et de l’élan vital). Prenons l’exemple de la sclérose en plaques, un traitement phyto cannabinoïde va permettre de diminuer partiellement ou totalement les douleurs et la spasticité, d’améliorer l’appétit, le sommeil et le moral et de réduire drastiquement l’ordonnance du médecin (exit somnifère, antidépresseur, antalgique et myorelaxant…) et in fine réduire le coût pour la société.
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Ce long entretien a été originellement publié en trois parties, dans la revue Soft Secrets au sein des numéros d’octobre, de novembre, et de décembre 2024. Il a aussi été publié sur la version web du magazine, toujours en 3 parties :
- Docteur Olivier Bertrand : cannabis et santé mentale – 1ère partie
- Docteur Olivier Bertrand : cannabis, santé mentale et rôle de l’interdit – 2ème Partie
- Docteur Olivier Bertrand : cannabis, santé mentale, risques d’addiction et potentiel thérapeutique – 3ème Partie
Un grand merci à Fabrizio Dentini de Soft Secrets France pour avoir recueilli ces propos et avoir permis cet entretien.