C’est un document technique, aride, publié discrètement en ce mois de décembre 2025. Pourtant, l’Interstats Analyse N°78 du Service Statistique Ministériel de la Sécurité Intérieure (SSMSI) est une bombe politique. Sans le vouloir, l’administration de la place Beauvau vient de fournir la preuve mathématique que la stratégie du « tout répressif » est une impasse totale.

Il y a quelques jours, NORML France adressait une lettre ouverte au Président de la République avec un avertissement clair : « Ne soyez pas le Président de l’explosion des trafics ». Nous dénoncions une politique qui, à grand renfort d’opérations « Place Nette » et de pénalisation des consommateurs, ne faisait que nourrir un marché noir estimé à plusieurs milliards d’euros.

Aujourd’hui, ce n’est même plus nous qui le disons, c’est le Ministère de l’Intérieur. Décryptage d’un aveu d’échec.

L’inflation répressive tourne à vide

Le rapport est sans appel : la courbe des interpellations ne cesse de grimper, mais le problème, lui, s’aggrave. Depuis 2016, le nombre de mis en cause pour trafic et usage est en hausse constante. Sur l’année 2024, les forces de l’ordre ont interpellé 52 300 personnes pour trafic et 290 400 personnes pour usage de stupéfiants.

Depuis 2016, le nombre de mis en cause pour trafic augmente d’environ 6 % par an, et les procédures pour usage connaissent une hausse encore plus marquée, avec une nette accélération depuis 2020, année de généralisation de l’AFD (Amende Forfaitaire Délictuelle). 

Si la répression fonctionnait, ces chiffres devraient logiquement diminuer, signe d’un assèchement du marché. Or, c’est tout l’inverse qui se produit. L’État écope l’océan avec une passoire, et il se félicite d’écoper de plus en plus vite, alors que la marée monte.

L’Amende Forfaitaire Délictuelle ou l’impôt sur le joint

Ce rapport du SSMSI met en lumière le véritable moteur de cette « performance » statistique : l’Amende Forfaitaire Délictuelle (AFD) dont nous prédisions avec d’autres ONG dès novembre 2018 son échec annoncé. Présentée comme un outil de simplification, elle est devenue une arme de discrimination massive des usagers de stupéfiants et tout spécifiquement envers les consommateurs de cannabis.

Les chiffres officiels sont accablants :

  • 92 % des mis en cause pour usage le sont pour du cannabis.
  • Parmi les amendes forfaitaires délivrées, 95 % ciblent le cannabis.

Pendant que les effectifs de police sont monopolisés pour verbaliser à la chaîne des consommateurs de résine ou d’herbe (soit environ 267 000 procédures), les vraies menaces sanitaires et criminelles explosent hors des radars. L’AFD n’est pas un outil de justice ou de santé publique, c’est clairement devenu un outil de la « politique du chiffre » offert aux forces de l’ordre.

Le cannabis en écran de fumée pendant que l’usage de substances plus addictogènes explose

C’est le point le plus effrayant du rapport, qui valide malheureusement nos craintes exprimées à maintes reprises par le passé. À force de se concentrer sur le cannabis, l’État a laissé le champ libre aux substances bien plus dommageables pour la société.

Le Ministère avoue que « les évolutions sont très contrastées selon le stupéfiant ». Jugez plutôt l’évolution du trafic depuis 2016 :

  • Trafic de cannabis : +35 %
  • Trafic d’ecstasy : +118 % (plus que doublé)
  • Trafic de cocaïne : +176 % (presque triplé)

Pire encore, un autre rapport publié cette même semaine par l’OFDT (décembre 2025) enfonce le clou : le marché de la cocaïne vient de dépasser celui du cannabis en valeur (3 milliards d’euros contre 2,7 milliards).

Le constat est sans appel : la police concentre 95% de ses amendes sur le cannabis, alors que le cœur économique du trafic de drogues (et ses violences associées) a basculé vers la cocaïne. L’État regarde ailleurs.

La politique actuelle ne protège personne. Elle sature les tribunaux et les commissariats avec du cannabis, tandis que la cocaïne et les produits de synthèse inondent le territoire. Le rapport souligne d’ailleurs l’émergence inquiétante des drogues de synthèse (3 & 4MMC, kétamine, 2CB…) dont la présence a été multipliée au minimum par 5 voire par 11 pour certaines substances.

Le fiasco économique : dépenser des milliards pour récolter des centimes

Le plus absurde dans cette stratégie n’est même pas son échec sanitaire, c’est son non-sens économique total. Pour cela, il faut s’intéresser à la « balance commerciale » de la répression, et c’est là qu’on peut se rendre compte de la catastrophe générée par les politiques de prohibition.

D’un côté, les dépenses explosent. Selon la Cour des Comptes (novembre 2024), la lutte contre le trafic de stupéfiants coûte chaque année 1,8 milliard d’euros à l’État. Des moyens colossaux (policiers, judiciaires, douaniers) engloutis pour des résultats quasi-nuls.

De l’autre, les « recettes » de la répression sont ridicules. L’AFD est fixée à 200 €. Même en étant très optimiste et en imaginant que l’État parvienne à recouvrer 100 % des amendes sur les 290 000 procédures d’usage recensées, cela rapporterait à peine 58 millions d’euros. Or, la réalité est nettement plus sombre : selon les dernières données institutionnelles disponibles (Sénat, 2021), le taux de non-recouvrement atteint 60 % pour les AFD en relation avec l’usage de stupéfiants.

Si on ajoute les 79 millions d’euros d’avoirs criminels saisis en 2024, le total des recettes réelles de la prohibition s’établit à peine à 102 millions d’euros.

Le calcul est vite fait : l’État dépense 18 fois plus pour chasser l’usager qu’il ne récolte en le punissant.

À l’opposé, une régulation du cannabis changerait pas mal la donne  Le Conseil d’Analyse Économique (CAE) estime que la légalisation du cannabis rapporterait entre 2 et 2,8 milliards d’euros de recettes fiscales par an.

En persistant dans cette voie, le gouvernement fait le choix délibéré de creuser le déficit public de près de 1,7 milliard d’euros, tout en assurant un marché de près de 7 milliards d’euros aux mains des organisations criminelles.

De « Président du Narcotrafic » à « Président de la solution” ?

Dans notre lettre au Président, nous rappelions qu’en 2017, Emmanuel Macron trouvait « une forme d’efficacité » à la légalisation. Huit ans plus tard, le bilan de son revirement répressif est sous nos yeux : une explosion des usages, une diversification des produits accessibles, et une jeunesse ciblée par la répression comme par les logiques de trafics (79 % des mis en cause pour trafic de cannabis ont moins de 30 ans).

Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, vos propres services vous le disent : la répression nourrit et fait se développer le monstre qu’elle prétend combattre.

C’est pourquoi, il est temps de regarder vers l’Allemagne, le Canada ou les États-Unis. Il est temps, comme l’indique ce rapport en filigrane, d’arrêter de courir après 290 000 procédures d’usagers – qui représentent moins de 5 % des près de 6 millions d’usagers annuels – pour enfin réguler ce marché.

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