Les enquêtes en population générale effectuées tous les 5 ans depuis deux décennies par le Baromètre Santé de l’INPES (Institut National pour la Prévention et l’Éducation à la Santé) sont également l’occasion d’une réévaluation de l’ampleur de la consommation de substances psychoactives (licites ou non) au niveau métropolitain. L’échantillon de l’enquête porte sur plus de 15 000 personnes âgées de 15 à 75 ans et résidant en France métropolitaine, interrogées entre décembre 2013 et mai 2014. L’OFDT (Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies) est ensuite chargé de produire une analyse complète et comparative de ces données. En ce qui concerne le Baromètre santé 2014, l’OFDT vient de rendre publics les chiffres de l’usage de drogues dans une note de 7 pages à télécharger en cliquant ici.
- Les résultats du baromètre concernant l’usage de cannabis.
- Les résultats concernant les cannabinoïdes de synthèse.
- Analyse et critique des données.
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Le cannabis demeure en chef de file des drogues illicites les plus consommées dans le pays : 42 % des français-e-s ayant entre 18 et 64 ans l’auraient expérimenté au moins une fois dans leur vie. Ce seraient en revanche 11 % (contre 8 % en 2010) des personnes qui en auraient fait usage au cours de l’année écoulée, et 3,1 % (contre 2 % en 2010) qui en auraient consommé au moins 10 fois au cours des 30 derniers jours.
- Usage régulier : 3,1 %, soit une augmentation de +1,1 points depuis 2010
- Usage actuel : 11 % (♂ 15 % – ♀ 7 %), +3pts depuis 2010
- Expérimentation : 42 % (♂ 50 % – ♀ 33 %), +9pts depuis 2010
Ces hausses statistiques méritent une attention particulière, quand on sait que les taux de consommation montraient plutôt une tendance à la stagnation depuis 2005. L’enquête montre qu’entre 2010 et 2014, l’usage actuel a augmenté pour toutes les tranches d’âge : entre autres, l’OFDT remarque une hausse de la consommation chez les femmes de 18 à 40 ans, même si les jeunes générations restent les plus concernées par l’usage de cannabis au cours de l’année, qui atteint son niveau maximum chez les 18-25 ans (34 % d’hommes et 23 % de femmes en 2014, contre 29 % et 17 % en 2010).
« On constate ces dernières années un développement de l’offre tant pour l’herbe – sous l’effet notamment de l’autoculture – que pour la résine »
— François Beck, directeur de l’OFDT.
Les analystes avancent un contexte évolutif de l’offre de cannabis (c’est à dire de la production et des marchés de détail) comme une des pistes de compréhension de cette évolution de la demande. Comme le notait Agnès Cadet-Taïrou dans son article « Substances illicites ou détournées : les tendances récentes (2013-2014) » paru dans le n° 96 du magazine de l’OFDT Tendances, l’accroissement de l’offre de cannabis en France est à expliquer par deux facteurs : une recrudescence de l’autoculture et de la production locale (plus de 140 000 pieds de cannabis saisis en 2013, contre 55 000 en 2010) ainsi qu’un marché de la résine d’importation demeurant très dynamique, avec un niveau de saisies important et relativement constant. Ceci serait un des éléments d’explication de cette hausse de l’usage : un effet d’entraînement de la demande par l’offre.
Cette année, l’enquête de l’INPES se penche pour la première fois sur le cas des cannabinoïdes de synthèse, ou pétro-cannabinoïdes, ces molécules synthétiques imitant les mécanismes d’action des phyto-cannabinoïdes (cannabinoïdes issus de plantes, dont le delta-9-THC du cannabis) et essentiellement vendues sur Internet.
Le baromètre montre que ce sont 1,7 % des 18-64 ans interrogés qui concèdent en avoir déjà consommé au cours de leur vie, majoritairement de personnes ayant déjà expérimenté une drogue illicite autre que le cannabis, pour l’essentiel des personnes de moins de 35 ans, majoritairement masculins.
Il faut noter qu’un grand nombre de ces nouvelles molécules sont synthétisées chaque année, dont beaucoup sont des pétro-cannabinoïdes, catégorisés dans ce qu’on appelle la catégorie des NPS, Nouveaux Produits de Synthèse (ou New Psycho-active Substances). Entre 2008 et 2013, les saisies douanières ou policières de NPS sont passées de 21 à 1076 ; 41 % de ces substances n’étaient soumises à aucune classification juridique.
La publication de ces données est plus que bienvenue, dans un pays où les chiffres concernant les drogues illicites sont assez rares et souvent incomplets ou triviaux. On peut cependant formuler plusieurs remarques méthodologiques et apporter quelques clefs de compréhension envers les données de ce baromètre, l’exploitation qu’en fait l’OFDT et la récupération politico-médiatique qui ne manquera pas de suivre.
Sur la méthodologie.
- Ces résultats, obtenus sur des enquêtes en population générale en France métropolitaine, devraient souligner ce critère géographique d’importance, surtout en matière d’usage de cannabis, qu’on sait fortement répandu dans les départements et territoires d’outre-mer, et que ces derniers sont connectés de diverses manières avec les habitants métropolitains. Si le choix d’une enquête portant sur la métropole est méthodologiquement rigoureux, afin que l’étude porte sur un territoire homogène, les documents d’analyse tirés de cette enquête devraient souligner le caractère restrictif à l’échelle géographique des données, particulièrement dans le titre et les communications autour de ces données.
- Il faut encore pointer l’effet sous-déclaratif, autrement dit le caractère peu fiable des données issues d’enquêtes déclaratives, lorsqu’il s’agit des drogues. Ce phénomène est probablement plus prononcé encore pour les produits stupéfiants car la pression sociale et la stigmatisation de l’usage est telle qu’elle pousse systématiquement au mensonge ou au déni (omerta totale et discrétion extrême des usagers sur leurs pratiques arbitrairement jugées déviantes). N’oublions pas que la liberté d’expression et de conscience quant aux drogues illégales sont restreintes par l’article L. 3421-4 du Code de la Santé publique, et réprimées depuis 45 ans. La méfiance particulière des français envers le regroupement des données collectées par les différents services publiques est également à prendre en compte. Ainsi, bien que les questionnaires soient travaillés pour mettre en confiance le-a citoyen-ne sondé-e, et que l’anonymat soit garanti, on sait que de nombreuses personnes sont trop méfiantes pour avouer leur consommation, ou en avouer la fréquence réelle.
- Les critères choisis pour différencier les types d’usages ne semblent pas des plus précis, ni pertinents. Il semblerait plus approprié de s’intéresser aux fréquences de consommation quotidienne (entre 1 et 5 fois par jour) et chronique (supérieure à 5 fois par jours), afin de pouvoir spécifier les cas de mésusage (abus, usage problématique, dépendance).
Sur l’interprétation des résultats.
Les premiers jours du mois d’avril ont vu se dérouler plusieurs évènements qui confirment que « le débat » sur la question des drogues, de la société et de sa façon d’appréhender les drogues est bel et bien ouvert : le 2 avril, une proposition de loi de Mme Esther Benbassa visant à dépénaliser l’usage et créer un marché légal étatique de vente de cannabis était massivement rejetée par le Sénat ; le 8 avril, l’Assemblée Nationale adoptait en première lecture deux articles de la Loi de Santé de la ministre Marisol Touraine renforçant les approches de prévention et de réduction des risques liés à l’usage de drogues, après avoir connu de houleux débats autour des questions liées à l’alcool, au tabac, ainsi qu’à l’usage médical du cannabis.
Le débat étant lancé, espérons qu’il ne cesse pas de sitôt. En prévision de l’instrumentalisation inévitable des données du Baromètre santé qui risquent d’avoir lieu dans les semaines et mois à venir, nous pouvons déjà avancer des clefs d’analyse de ces données sous forme de dé-construction des propagandes prohibitionnistes :
- La répression n’a pas faibli depuis l’arrivée de François Hollande à l’Élysée. Ce sont encore plus des trois quarts des deniers publics qui sont dépensés pour les mesures d’application pénale de la Loi (police, justice, prisons…), au détriment des mesures de prévention, de réduction des risques et de soins. Cette reprise à la hausse du niveau de consommation, après une stagnation entre 2005 et 2010, est clairement un signal d’alarme appelant la MILD&CA à réviser la stratégie toute-répressive qu’elle mène depuis une décennie sans relâche, et sans tirer de conséquences.
- Sur la question de la culture domestique française, rappelons que celle-ci ne représente pas un épiphénomène ni un phénomène de mode. Elle s’appuie sur de véritables tendances de fond traduisant les évolutions de la société en termes d’usage. Cela confirme l’inscription culturelle de l’usage de cannabis (celui-ci passant du stade passif de simple produit de consommation importé, au stade actif de produit dont on cherche à se réapproprier la maîtrise et l’expertise) à travers le retour de savoirs et pratiques de culture ancestrales, mises en désuétude par 45 ans prohibition. L’autoproduction, certes, diversifie l’offre en proposant notamment des produits de meilleure qualité et moins toxiques, mais cette offre ne peut pas tirer la demande vers le haut car elle en découle, par essence même de l’autoproduction. Pour preuve, alors que les années 1990-2000 avaient marqué une forte croissance de la consommation de cannabis en France, le boom de l’autoproduction observé en Europe n’est arrivé que dans les années suivantes, comme voie de conséquence. On ne sait que trop comment les chiffres sont — et vont être — instrumentalisés, associant à la va-vite hausse de la prévalence de la consommation et développement de l’auto-production. Ce type de conclusion biaisée n’a pour but que de légitimer une politique de répression accrue envers les producteurs domestiques (ce que préconise et prévoit la MILD&CA dans son plan quinquennal 2013-2017), et le milieu politico-médiatique ne manquera pas d’appuyer ce genre d’arguments fallacieux. Plus faciles à attraper que les grosses fermes de plantation, la très grande majorité des producteurs domestiques sont d’honnêtes citoyen-ne-s parfaitement intégré-e-s socio-professionnellement, et présentant un usage non problématique du chanvre. Le non-respect par les forces de l’ordre de ces pratiques — pourtant acceptables et relevant des libertés individuelles fondamentales de chacun à disposer librement de sa propriété privée et de son corps —, outre son caractère arbitraire, tend à mobiliser la puissance publique sur des cas individuels et isolés d’auto-producteurs ne mettant en danger ni la sécurité des populations ni la santé d’autrui, et à participer à la dynamisation du trafic international en s’attaquant à son principal concurrent : l’usager auto-suffisant.
- Enfin, un nombre important d’études ont montré qu’on ne peut pas établir de relation entre la fermeté des politiques de répression et les taux de consommation de cannabis. On peut relever par exemple le rapport annuel de 2011 de l’Observatoire Européen des Drogues et Toxicomanies [1], une analyse de comparaison des politiques pénales internationales dans 14 pays réalisée par le Home Office (ministère de l’Intérieur britannique) en 2014 [2], un éditorial de The Economist du 9 mars 2009 [3] ou encore cet article de 2010 de Peter Cohen, chercheur au Centrum voor drugsonderzoek de l’Université d’Amsterdam [4]. Les études vont toutes dans ce sens, en analysant tantôt des données nationales, tantôt des données à l’échelle trans-nationale : les politiques pénales n’influent pas sur la prévalence de la consommation de cannabis, a contrario des politiques de santé publique (réduction des risques ou prévention).
On entend déjà les échos de ceux pour qui cette hausse de la consommation de cannabis serait à mettre sur le dos d’un laxisme Hollandien. Disons-le tout net : c’est un mensonge sans fondement, et la lecture du rapport parlementaire des député-e-s Le Dain et Marcangelli montre très clairement que la répression de l’usage n’a absolument pas faibli en France.
— Kenzi Riboulet, membre de la commission Droit & Législation de Chanvre & Libertés
Il faudrait donc que les acteurs du débat public soient conscients de l’ensemble de ces éléments, pour se garder de trop facilement en appeler à des mesures plus sévères dans le domaine de la lutte contre les stupéfiants. Ce genre de conséquences hâtives, qui font fi des données scientifiques disponibles, expliquent en grande partie la stagnation des politiques en France, qui, bien qu’étant le pays d’Europe, avec la Suède, qui réprime le plus durement l’usage de cannabis, est aussi l’un de ceux où la consommation est la plus élevée, et tend sans cesse à augmenter.
Le besoin d’introduire de nouvelles approches de la question du cannabis, notamment à travers une dé-judiciarisation de l’usage (comme en Espagne, Portugal, Royaume-Uni, République tchèque ou Pays-bas) et une régulation complète, inclusive et démocratique de la filière cannabicole, n’apparait que plus criant au regard de l’interprétation rationnelle de ces nouvelles données de l’OFDT.
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