En mai 2023, une étude danoise fait les gros titres : “30% des cas de schizophrénie chez les jeunes hommes sont liés à une consommation de cannabis”, pouvait-on lire dans cet intitulé peu équivoque. L’étude est par la suite plus ou moins bien détaillée dans la presse, mais c’est cet en-tête que retiendra l’opinion publique, mue par une inquiétude légitime sur les effets du cannabis sur les plus fragiles, les jeunes.
Cette étude viendrait-elle donc mettre un terme à un sujet qui a divisé autant le monde scientifique ? En y regardant de plus près, peut-être pas autant que les commentateurs l’ont laissé entendre.
La schizophrénie est une pathologie qui se caractérise par des troubles importants de la perception de la réalité et par des altérations multi-factorielles du comportement (1) . Elle souffre parfois d’une image stigmatisante et son appellation même fait actuellement débat (2).
Le cannabis : la cause de 30% des cas de schizophrénie ?
La récente étude danoise sur laquelle nous nous concentrons ici, et toutes celles qui seront publiées par la suite, n’analyse pas n’importe quelle consommation de cannabis mais bien un ou des “troubles de l’usage de cannabis” (“cannabis use disorder”). Cette expression fait référence à un usage chronique et abusif répondant à un certain nombre de critères, par exemple: un usage “en quantité plus importante ou pendant une période plus prolongée que prévue”, un usage répété “conduisant à l’incapacité de remplir des obligations majeures”, ou encore un usage répété “dans des situations où cela peut être physiquement dangereux” (3). En termes de méthode, les chercheurs ont étudié les informations de près de 7 millions de danoises et de danois grâce aux registres d’état civil et au registre national des patients. Ils ont ainsi pu croiser différentes données afin d’étudier les variations entre troubles de l’usage de cannabis et la schizophrénie selon les sexes et les âges. Les résultats mettent en évidence une prévalence d’un usage chronique de cannabis associé à une schizophrénie chez les jeunes hommes entre 16 et 20 ans. Cet écart s’estompe pour les tranches d’âge supérieures.
Etudier ces données permet aux chercheurs d’estimer la proportion de troubles schizophrènes évitables en l’absence de troubles de l’usage de cannabis, en supposant le lien de causalité. En d’autres termes, s’il y a un lien de causalité entre un trouble de l’usage et la survenue de la schizophrénie, les chercheurs estiment la part de troubles schizophrènes évitables dans chaque population. De fait, elle ne démontre pas le lien de causalité, mais le présume. Et ce sont ces estimations qui font les gros titres.
Une présomption risquée
Il n’en demeure pas moins que cette présomption reste risquée lorsque l’on sait que la relation entre cannabis et schizophrénie se bute à deux réalités factuelles :
- La prévalence de la schizophrénie est sensiblement identique à travers le monde indépendamment des niveaux d’usage de cannabis dans les différents pays ;
- La prévalence de la schizophrénie est restée stable malgré l’augmentation de la prévalence de l’usage de cannabis dans le temps (4).
On peut noter également que la majorité des adultes souffrant de schizophrénie n’ont pas été usagers de cannabis, et que la très grande majorité des usagers de cannabis pendant l’adolescence ne va pas développer cette pathologie à l’âge adulte (5).
Mais alors pourquoi schizophrénie et cannabis sont-ils autant imbriqués et pourquoi le consensus s’oriente d’abord vers une absence de lien de causalité ?
Cannabis et schizophrénie : un lien indiscutable
Toutes les études sur la question sont unanimes, Il existe un lien incontestable entre usage de cannabis et troubles schizophréniques, sur le plan clinique comme sur le plan neurobiologique. La première étude longitudinale sur le sujet date de 1987 (6) et a été menée sur plus de 45.000 conscrits suédois pendant 15 ans : elle met en évidence la relation entre un usage chronique de cannabis pendant l’adolescence et l’apparition de troubles schizophréniques.
Par la suite, un nombre considérable d’études ont été réalisées, et toutes ont confirmé un lien entre un trouble de l’usage de cannabis et l’apparition de la schizophrénie. Cependant, cette corrélation ne vaut pas causalité, et de très nombreux travaux précisent explicitement que la causalité n’est pas démontrée.
En d’autres termes, l’usage de cannabis n’est pas une cause nécessaire ni suffisante pour l’apparition de la maladie (7)(8) : il ne suffit pas d’avoir un trouble de l’usage de cannabis pour développer la maladie, et celle-ci peut se développer en l’absence d’abus de cannabis à l’adolescence.
L’analyse des données sur les liens entre cannabis et schizophrénie est d’autant plus délicate à traiter que la maladie peut entraîner un trouble de la consommation de psychotrope (9), et en premier lieu, de cannabis : les personnes souffrant de schizophrénie ont 6 fois plus de risque de développer un trouble de l’usage de cannabis que le reste de la population (10).
Certains chercheurs soulignent même que dans un certain nombre de cas, l’apparition des troubles psychotiques précède la consommation de cannabis. Soit cette consommation peut représenter une forme d’automédication pour compenser l’apparition des premiers symptômes. Soit parce que les personnes schizophrènes partagent des prédispositions génétiques qui peuvent induire un risque accru de trouble de l’usage de cannabis.
Les schizophrènes sont plus sensibles au cannabis et cette sensibilité peut représenter un risque de précipiter l’apparition de la maladie.
Un facteur de risque supplémentaire pour des personnes fragiles
L’usage chronique de cannabis apparaît donc d’abord comme un facteur de risque supplémentaire pour des individus qui auraient des prédispositions à développer la maladie. En revanche, aucune étude ne démontre que faire usage de la plante serait à l’origine de la maladie chez des usagers sans prédisposition (11).
La schizophrénie est une pathologie multifactorielle, à la fois d’origine génétique et environnementale. Des facteurs environnementaux viendraient déclencher la maladie chez des personnes avec des prédispositions génétiques (12). On compte parmi ces facteurs environnementaux le stress, les traumatismes, l’hygiène de vie et, ce qui nous occupe ici, l’usage de cannabis.
L’ensemble des travaux scientifiques sur la question ont contribué à mieux comprendre les pratiques à risques. Nous rappelons en premier lieu que l’usage simple de cannabis n’est pas en question ici. Dans l’ensemble de ces études, on parle de troubles de l’usage, c’est-à-dire d’un usage chronique de cannabis, qui plus est chez une population jeune (13). Certains travaux précisent aussi que l’usage précoce précipite la survenue de la pathologie, quand d’autres échouent à le prouver (14). La puissance du produit consommé semble aussi représenter un facteur de risque supplémentaire de développement de troubles psychotiques (15).
L’âge de primo-consommation et la fréquence de consommation sont donc des facteurs clés pour définir le risque que représente l’usage de cannabis dans l’apparition de troubles schizophrènes. Néanmoins, ils ne sont pas suffisants : des facteurs génétiques sont aussi à considérer et expliqueraient pourquoi une fraction des usagers risquerait de développer des troubles psychotiques (16)(17).
La prohibition est-elle protectrice ?
Le cannabis n’est pas un produit anodin. On l’a vu, pour des personnes à risques, il peut être un accélérateur dans la survenue de troubles psychotiques. À mesure que les chercheurs travaillent sur le sujet, nous comprenons chaque jour davantage les liens complexes entre cannabis et schizophrénie. Et loin des caricatures simplistes, il est important de traiter ce problème frontalement.
L’impact négatif que peut avoir le cannabis chez de jeunes usagers, qui plus est en situation de vulnérabilité, est un sujet d’inquiétude légitime. Pour les tenants d’une politique prohibitionniste, l’interdit permettrait à la société de protéger ces personnes. Or la réalité est tout autre : l’usage de cannabis n’a cessé de croître auprès de ces tranches d’âge, où le cannabis est largement disponible sans aucun contrôle. En outre, les produits peuvent être altérés et donc représenter un risque sanitaire supplémentaire. Enfin, il n’existe aucune éducation et prévention pour prévenir les mésusages. En somme, un cocktail explosif pour cette population vulnérable.
Lorsque l’on parle de réguler le cannabis, loin des clichés que l’on attribue aux militants pro-légalisation, il ne s’agit pas de rendre ce produit accessible pour tous. Bien au contraire. Réguler le cannabis c’est justement mieux contrôler sa distribution, réduire son accessibilité pour les populations vulnérables, mieux maîtriser la qualité des produits consommés et participer à diffuser les bonnes pratiques, afin de réduire les mésusages et d’identifier les comportements à risque.
Les régulations étrangères : rassurantes et encourageantes
Et dire cela n’est pas un vœu pieux. Les exemples d’autres pays nous permettent déjà de vérifier si la légalisation réussit effectivement ces paris. D’abord, légaliser le cannabis ne crée pas d’appel d’air : il n’y a pas d’augmentation de la consommation de cannabis chez les jeunes populations. On retrouve ces tendances dans les différents états américains concernés (18), au Canada (19) et en Europe, dans les pays ayant assoupli leur législation (20). Par ailleurs, une étude récente a montré que la légalisation au Canada a réduit l’accessibilité du cannabis pour les plus jeunes (21). Ces résultats convergent vers l’idée que la légalisation ne participe pas à l’augmentation de l’usage chez les plus jeunes, voire même, elle complique l’accès au produit.
Par ailleurs, d’autres travaux ont spécifiquement étudié l’impact de la légalisation sur les troubles psychotiques. Une récente étude canadienne montre que dans une courte période suivant la légalisation, il n’y a pas eu d’impact sur le nombre de prise en charge de troubles psychotiques par les services de santé (22). Et l’année dernière, des chercheurs américains n’identifiaient pas non plus d’augmentation des troubles dans une étude de cohorte rétrospective (23).
De meilleurs usages grâce à la légalisation
Il est aussi important de souligner que la légalisation participe à l’amélioration des produits issus du cannabis. Déjà, on observe que les modes de consommation à moindre risque et produits déclinés se démocratisent grâce à la légalisation : vaporisation, vape-pens, produits infusés à ingérer, concentrés, beaumes… Avec pour chacun une information claire sur la concentration en principes actifs, les unités doses à respecter, les recommandations d’usage et des messages de prévention. Grâce à la légalisation, le Canada a même réussi à faire reculer l’âge de primo-usage (24).
Tout cela converge vers un meilleur usage de la plante qui permet de réduire les risques. Ces bonnes pratiques participent à faire réduire les mésusages et potentiellement les risques qui existent pour les plus fragiles.
Comme vous avez pu le lire, on ne peut pas nier le lien qui existe entre le cannabis et les troubles schizophréniques. Les personnes génétiquement prédisposées à la schizophrénie ont une sensibilité plus forte au cannabis, pouvant conduire à un trouble de son usage et potentiellement précipiter la survenue des symptômes. Alors que la prohibition atteint ses limites, la légalisation de l’usage adulte apparaît de plus en plus comme une solution pour encadrer son usage. L’inquiétude que ces politiques augmentent le risque pour les plus jeunes est légitime. Mais les données actuellement disponibles n’étayent pas ce risque…. La relation entre cannabis et schizophrénie reste donc complexe même si elle est loin d’être aussi évidente que le suggèrent les préjugés désormais intégrés par la population générale.
Sources :
- Principaux repères sur la schizophrénie, Organisation mondiale de la santé, 2022
- “Schizophrénie : 2019, l’année du changement de nom ?”, Didier Morel, Radio France, 5 janvier 2019
- KARILA Laurent, LAFAYE Geneviève, COSCAS Sarah et al., « Le cannabis : addiction. Conséquences aiguës et chroniques », Pratiques en santé mentale, 2017/2 (63e année), p. 15-20. DOI : 10.3917/psm.172.0015.
- Frisher M, Crome I, Martino O, Croft P. Assessing the impact of cannabis use on trends in diagnosed schizophrenia in the United Kingdom from 1996 to 2005. Schizophr Res. 2009 Sep;113(2-3):123-8. doi: 10.1016/j.schres.2009.05.031. Epub 2009 Jun 27. PMID: 19560900.
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- Enquête canadienne sur le cannabis de 2023, Gouvernement du Canada, 2023
Merci !
Merci beaucoup pour cet article complet et aussi intéressant qu’enrichissant il m’a éclairé sur certains points concernant ma consommation alors merci pour les infos je suivrai de plus votre asso