Article publié dans le Blog Mediapart le 17 février 2024

Par Farid Ghehiouèche & Kenzi Riboulet-Zemouli

Alors que Barcelone continue sa croisade contre les Cannabis Social Clubs, nous revenons sur l’origine et l’éthique de ce modèle socio-économique innovant de réglementation du cannabis à visage humain, et son parcours sur le sol français entre 2012 et 2021.

Depuis décembre 2023, le nouveau maire de Barcelone a lancé une croisade visant à fermer tous les établissements « Cannabis Social Club » de sa ville. Pourtant, Barcelone est perçue comme une pionnière et un des modèles à suivre pour une légalisation du cannabis à visage humain et dans une approche européenne à contre-pied de l’hyper-commercialisation nord-américaine…

Gagnés par une série de luttes citoyennes et de victoires judiciaires (basées sur le fait que les activités personnelles dans la sphère privée ne sont pas pénalisées en Espagne, et que le droit à la vie privée peut s’exercer collectivement), les Cannabis Social Clubs (appelés « associations cannabiques » en Espagne) sont présents dans le pays depuis maintenant plus de 30 ans. Le pays Basque et, surtout, la Catalogne et sa capitale, ont été les lieux d’émulation privilégiés de ces structures, reconnectant avec la tradition coopérativiste espagnole du début du siècle dernier. Pourtant, depuis quelques mois, le nouveau maire PS de Barcelone Jaume Collboni et son adjoint Albert Batlle (un ancien des services secrets, aujourd’hui en charge de la « sécurité municipale », et qui a ouvertement appelé à « faire la guerre aux usagers de cannabis ») ont entrepris des campagnes de harcèlement des CSC : harcèlement, car, n’ayant pas l’entière compétence légale pour clore directement les CSCs, la mairie entreprend des interrogatoires surprise des personnes usagères sortant des Clubs ou des mesures visant à réduire la fréquentation des établissements et à les asphyxier financièrement.

S’il existe bel et bien des réseaux criminels profitant du flou juridique autour des CSC (l’absence d’une loi les régulant clairement) pour offrir une façade à leurs affaires, la majorité des CSC de Barcelone sont des groupements de voisines et voisins tout à fait respectables, et opérant des petits locaux ne posant aucun problème de voisinage –au contraire, la présence de CSC a drastiquement réduit le trafic de rue. Pourtant, les actions de la mairie, on le voit bien, risquent de couler en premier lieux les associations de voisinages modestes, n’ayant pas la capacité de résister à un tel blocus administratif.

Sous prétexte de lutter contre le crime organisé, la mairie de Barcelone s’apprête donc à favoriser le retour du trafic de rue (là où les CSC de voisins ferment) et à ne laisser subsister que les CSC liés aux organisations criminelles ayant la capacité de résister à une asphyxie administrative qui entre dans son troisième mois.

Sur la pancarte on peut lire : « Amnéstie cannabique. Stop aux amendes. Plus personne en prison pour avoir cultivé » ; Barcelone, 2024

Sur la pancarte on peut lire : « Amnéstie cannabique. Stop aux amendes. Plus personne en prison pour avoir cultivé » ; Barcelone, 2024

Heureusement, la résistance s’organise avec une lettre ouverte internationale et une première manifestation organisée par le parti politique cannabique « Luz Verde » et rejointe par d’autres collectifs historiques tels la fédération de CSC, CatFAC, parmi d’autres. Ils appellent à une seconde manifestation le 23 février devant la Mairie de Barcelone.

Un évènement sans précédent, d’autant plus quand on sait que l’Uruguay et Malte ont légalisé le cannabis en prenant exemple sur le modèle des CSC de Barcelone et que, désormais, l’Allemagne et la République Tchèque s’apprêtent à faire de même. Des représentants de certains États nord-américains sont même venus visiter les CSC l’an dernier, voyant le modèle comme une solution possible aux dérives vécues dans leurs États, aussi bien en termes de sur-commercialisation (les CSC sont restreints aux majeurs, inscrits, et n’ont pas de vitrine ni de publicité hors de leurs murs) que de justice sociale (les petites structures comme les CSC donnent une opportunité aux acteurs et actrices des bas échelons du trafic illicites de se reconvertir dans une voie licite, en emmenant avec eux leur petit groupe de « client », devenant des membres du Club et acquérant par là même une position privilégiée vis-à-vis de la gestion des affaires du Club, par exemple une influence accrue sur le choix du produit et l’attention à sa qualité et composition).

Les Cannabis Social Clubs en France

Espagne, Uruguay, Malte, Allemagne, Tchéquie, États-Unis… Et en France, qu’en est-il ?

En 2012, prenant « le changement c’est maintenant » au pied de la lettre, des militant.e.s de la vieille garde cannabique et des jeunes motivé.e.s des 420 coins du pays et des outre-mer se réunissaient à Tours et créaient le « Cannabis Social Club Français » (CSCF), une structure « top-down » se voulant comme une fédération nationale de clubs alors inexistants. Le CSCF visait à développer le pan théorique des CSC en France, aussi bien sur le plan légal qu’organisationnel, en développant un argumentaire juridique et des guides de bonne pratiques et modèles de création de Cannabis Social Clubs, afin, dans un second temps, de favoriser l’apparition de structures locales éthiques et pourvues d’une certaine sécurité juridique.

Malheureusement, le changement n’était pas pour tout de suite. Dès que la première graine fut plantée, les autorités entreprirent non seulement de fermer le proto-club s’étant risqué à ouvrir le pas, mais aussi de dissoudre administrativement la fédération CSCF qui, pourtant, n’avait pas grand chose à se reprocher. De nos jours, les dissolutions d’associations d’extrême droite sont légion, et souvent justifiées par des actes graves et violences nuisant au vivre-ensemble. On oublie, pourtant, que le paisible et non-violent CSCF fut, à l’époque, la première association à être dissoute après plusieurs décennies sans recourir à cet outil légal. Et il est surprenant que peu de groupes de défense des libertés publiques soient venus au secours de cette initiative, à l’époque.

Suite à cela, le mouvement d’organisation politique et de revendication des CSC a surtout été porté par l’association NORML France (anciennement Chanvre & Libertés), en particulier avec l’organisation des « Assises CSC Acte 2 » à Nantes, Paris et Marseille avec des universitaires, avocats, et spécialistes en santé publique. En parallèle de tout cela, une petite voix nous dit qu’il n’est pas impossible que les gens aient continué, ça et là, à s’organiser localement sous cette forme, mais en silence et en secret. La France attend toujours son « Acte 3 » des CSC.

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En 2021, l’Assemblée Nationale se prêtait à un exercice de consultation citoyenne sans précédent en lançant un questionnaire et une série d’auditions publiques sur les différents usages du chanvre (médicaux, récréatifs, industriels, etc.). Il était cependant troublant de constater l’omission des Cannabis Social Clubs, un concept économique novateur permettant l’accès au cannabis en circuit clos au sein de structures de petite échelle, d’ampleur locale, et sans finalité lucrative.

Initiative citoyenne expérimentée depuis 30 ans dans une vingtaine de pays à différent moments (1), les Cannabis Social Clubs permettent de partager les récoltes et les frais sur une base d’un circuit clos, tant pour l’accès aux produits (restreint aux membres) que pour les bénéfices (directement réinvestis dans la structure). En France, on peut voir une certaine similarité avec les AMAP (Associations pour le Maintien d’une Agriculture de Paysanne).

Avec le Think&Do-tank FAAAT (depuis renommé Forum Drogues Méditerranée) et l’association Cannabis Sans Frontières, nous décidions de mettre les Cannabis Clubs à l’ordre du jour. La note « Demain, les Cannabis Social Clubs : Innovation sociale, modèle d’économie solidaire, et garde-fous sanitaire pour la régulation du cannabis en France » fut publiée et envoyée aux député.es membres de la mission d’information sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis, cherchant à combler cet oubli. Nous avons aussi fait tout notre possible pour qu’une audition supplémentaire soit organisée pour les expert.es les plus réputés (chercheurs et activistes) sur le sujet.

Économie Sociale et Solidaire… et Sanitaire

La nouvelle opportunité économique que représentent les CSC présente d’importants avantages en termes de Réduction des Dommages et des Risques (RDR) associés au cannabis, et les caractéristiques d’Économie Sociale et Solidaire (ESS) de ce modèle impliquent un potentiel important de création d’emplois : les dernières estimations permettent d’anticiper qu’une légalisation mixte incluant les Cannabis Social Clubs pourrait générer 3 fois plus d’emplois qu’une régulation uniquement basée sur des points de vente marchands (buralistes ou coffeeshops/comptoirs).

Modalités d’organisation des CSC : une adaptabilité aux différents contextes locaux

Adapté de la typologie des CSC par Mafalda Pardal (source en fin d'article). L’auteure note : en pratique, les CSC peuvent faire évoluer leur organisation entre les différentes dimensions, avec le temps.

Adapté de la typologie des CSC par Mafalda Pardal (source en fin d’article). L’auteure note : en pratique, les CSC peuvent faire évoluer leur organisation entre les différentes dimensions, avec le temps.

En ce qui concerne la santé, les chercheurs ont montré le potentiel sans précédent que représentent les CSC pour la mise en œuvre efficace de politiques de réduction des risques, en particulier grâce à des pratiques de prévention et de réduction des dommages menées par les pairs. Le rapport analyse cet aspect et inclut une bibliographie commentée des publications scientifiques sur le sujet (bien que de nouvelles recherches aient vu le jour plus récemment comme cet article « Harm reduction and cannabis social clubs: Exploring their true potential » il y a quelques mois)

Un modèle de « développement alternatif urbain »

Le modèle des CSC attire également l’attention pour son aspect social et culturel. Les CSC ont attiré l’attention des collectifs de voisins, des chercheurs, des décideurs locaux et nationaux dans plusieurs pays, ainsi que d’autres personnes intéressées par la politique en matière de drogues pour diverses raisons (y compris le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU), pour plusieurs raisons.

D’abord, l’aspect d’insertion mentionné plus haut est fondamental pour une transition de la prohibition vers un environnement légal. Les CSC ont montré qu’ils génèrent efficacement des alternatives de travail licites pour les personnes impliquées dans des activités liées au cannabis à petite échelle et non problématiques autrement considérées comme illégales. En offrant un emploi licite à des personnes qui exercent par ailleurs une activité similaire en dehors du système du travail, les CSC ont contribué à assurer un niveau de vie adéquat pour beaucoup, là où ils existent, et participent à la « légalisation des personnes » qui doit accompagner, voire préfigurer, celle des produits.

Ensuite, parce que les CSC sont conçus par la volonté de leurs membres, ile ajoutent une valeur positive aux communautés locales en permettant aux personnes qui consomment du cannabis de participer à la vie culturelle et sociale, en assurant des espaces sûrs pour eux, leur culture et leurs connaissances. Les cultures urbaines modernes du cannabis et d’autres drogues (par exemple, les psychédéliques) sont en effet des cultures réelles, précieuses, et légitimes, qui ont contribué de manière notable à nos sociétés à l’époque contemporaine, y compris aux arts et aux sciences. Les CSC offrent refuge à des personnes de tous âges – victimes de répression et de criminalisation, y compris des migrants originaires de communautés traditionnelles de cultivateurs de cannabis réprimées, de l’Afghanistan au Maroc.

Allemagne, Pérou et Thaïlande travaillent depuis des années sur le concept de « développement alternatif urbain », une idée dont nous avons étudié le potentiel pour orienter les politiques publiques vers les populations vulnérables en leur fournissant des opportunités licites, équitables et stables. Le développement durable, à la base, cela consiste à subventionner les petits agriculteurs et agricultrices qui cultivent du cannabis, coca, ou pavot à opium illégal, afin qu’ils se forment et transitionnent vers des cultures légales, par exemple du café. Mais à mesure que le cannabis devient légal, ce concept peut gagner une nouvelle dimension : une aide publique pour la transition de la culture illégale à la culture légale de la même plante. L’idée d’étendre ce concept essentiellement rural aux aires urbaines se conjugue à merveille avec l’idée de transition des acteurs du marché illicite.

À ce titre, les CSC sont un exemple de développement alternatif urbain à considérer au premier plan. Nous avons participé il y a peu à la rédaction d’une contribution conjointe de la société civile internationale sous la bannière « Ambassade du Cannabis », soumise au Comité des droits économiques, sociaux et culturels, allant dans ce sens, et espérons que cette idée fera chemin. Nous ne manquerons pas de vous en informer dans ces colonnes.

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En conclusion, la situation actuelle dans la ville repère des CSC est préoccupante, et menace un modèle innovant et socialement responsable, respectables et bénéfiques pour la communauté locale, aux avantages évidents en termes de RDR, d’intégration sociale et d’emploi licite… Mais la résistance s’organise.

Il est essentiel de reconnaître l’importance des CSC dans le paysage cannabique et progressiste européen, et il est temps que la France examine sérieusement cette approche novatrice. Malgré les obstacles rencontrés dans l’hexagone, le mouvement pour la reconnaissance des CSC continue, porté par des organisations telles que NORML France, et renforcé par l’intérêt et les travaux de l’Assemblée. Il est crucial que le législateur prenne en compte les bénéfices potentiels des CSC dans le cadre des réformes des politiques en matière de cannabis, et il serait même concevable dès aujourd’hui d’associer des campagnes de développement alternatif urbain aux efforts de « fermeture des points de deal » actuels : au lieu de les fermer pour qu’ils rouvrent ailleurs, similaires, fermons les et proposons aux petites main d’ouvrir leurs CSC de cité, en instaurant des règles précises et des bonnes pratiques éthiques et sanitaires.

Les Cannabis Social Clubs représentent un modèle d’innovation sociale et économique qui mérite d’être préservé, étudié, et répliqué dans différents contextes, au vu de sa capacité d’adaptation et de son potentiel à répondre aux besoins des consommateurs tout en contribuant à une politique plus équilibrée et humaine en matière de drogues.

(1) Afrique du Sud, Allemagne, Argentine, Autriche, Belgique, Canada, Chili, Espagne, USA, Irlande, Italie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pays-bas, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, Slovaquie, Slovénie, Suisse, Tchéquie, et Uruguay.

 

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