L’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (OICS), parfois surnommé le “gendarme mondial des drogues”, est une organisation internationale sui generis (d’un genre unique) rattachée en pratique aux Nations Unies, mais sur le fond indépendante. Régulièrement, l’OICS sévit en assénant des propos anti-chanvre hauts en couleurs, mais aux impacts plus symboliques qu’effectifs.

En 2024, alors que NORML France s’apprête à retourner à la Commission des Stupéfiants pour le “Sommet de haut niveau”, nous vous invitons à lire ce post qui fait partie d’une série d’articles sur l’ONU et le cannabis : Le premier article réexpliquait les bases de l’ONU drogues ; le second article revenait sur 10 ans de présence de NORML France ; ce 3ème article analyse le dernier rapport de l’OICS.

L’OICS surveille l’application des Conventions internationales relatives au contrôle des drogues, essentiellement à travers la collecte des données sur le commerce licite des médicaments classifiés comme “drogues”. L’Organe hérite d’anciennes instances internationales qui existaient avant la seconde guerre mondiale, du temps de la Société des Nations, et a malheureusement peu évolué depuis l’époque.

Cette année, suite à un ennième rapport anti-cannabis ringard et anti-science, Farid Ghehioueche, un des experts internationaux de NORML France a pris la parole en session plénière de la Commission des Stupéfiants pour demander “Defund the INCB” – cessons de financer l’OICS. Mais avant de plonger dans le dernier rapport publié par l’OICS en 2023, revenons sur cette institution.

Une institution zombie.

L’OICS s’auto-définit comme un “organe de contrôle indépendant et quasi-judiciaire”, pourtant, il n’est écrit nulle part que l’OICS soit “quasi-judiciaire” –en fait, il n’y a presque aucun juriste à l’OICS, le rendant de fait peu compétent sur les questions de droit. Pourtant, l’OICS s’obstine à s’auto-définir ainsi, ce qui a même amené la représentante de l’Ambassade des États-Unis à dénoncer directement que “l’OICS n’est pas quasi-judiciaire” en septembre dernier, lors d’une inter-session de la CND :

“L’OICS se présente souvent comme un quasi-juge, mais les traités n’attribuent pas du tout ce rôle. L’OICS est autorisé à administrer et à soutenir, mais il n’a pas la fonction d’agir en tant qu’organe judiciaire pour interpréter les obligations aux réalités nationales. Nous soutenons pleinement l’OICS, son travail est d’une importance cruciale. Cependant, certains cherchent à restreindre le mandat à un rôle de jugement plutôt qu’à un rôle de soutien aux États membres. C’est préoccupant.” (notes résumées issues du CNDblog, et traduites ; ne constitue pas une déclaration officielle).

La seule autorité judiciaire pour le droit international des drogues, c’est la Cour Internationale de Justice, comme indiqué clairement dans les Conventions sur les drogues.

Tout cela n’est qu’un exemple de la façon dont l’OICS outrepasse son mandat et s’auto-attribue des compétences que les Conventions ne lui ont jamais conféré. Mais cette tendance de l’Organe est unique sur la scène internationale. Pourtant, de nos jours, il ne serait pas impossible de songer à remplacer l’OICS par un logiciel informatique, peut-être basé sur la technologie blockchain : il ferait bien mieux, bien moins cher que l’OICS, mais sans les commentaires réactionnaires et les tentatives de grappiller des mandats supplémentaires.

La conséquence directe de cette auto-attribution compulsive a servi, au cours des dernières décennies, d’arme de destruction massive dans la guerre contre le cannabis (et contre les personnes usagères ou cultivatrices) que mène l’OICS.

En plus d’outrepasser son mandat, et d’adopter des positions rétrogrades et biaisées sur le chanvre, l’OICS est caractérisé par l’absurdité de son fonctionnement, souvent hérité des pratiques d’avant-guerre…

Kafka à l’OICS :
Tout est obscur dans l’OICS, à commencer par son nom et ses sigles. Dans chaque langue, cela change du tout au tout (ce qui n’est pas si commun que ça à l’ONU) : 

  • En anglais, c’est le “Board” (bureau), avec les sigles INCB ;
  • En espagnol, c’est une “Junta” (junte, conseil), sigles JIFE ;
  • En français, c’est un “Organe” avec les sigles OICS.
  • En russe, cette fois-ci c’est un “Comité” (Комитет), sigles МККН… etc.
Tout est fait pour rendre l’accès et la compréhension du travail de cette institution le plus difficile et hermétique possible. Le rapport de l’OICS est nommé du nom de l’année précédente, par exemple (le rapport sorti en 2023 est intitulé “rapport 2022”…). La lecture du rapport est aussi un poids difficile à porter : au-delà du contenu, bourré de sophismes, et bien souvent des plus réactionnaires, la forme même est pesante. 
L’OICS ne connaît pas les acronymes ou les raccourcis. Dans son rapport, il répète des centaines de fois le nom complet de la Convention Unique, c’est-à-dire : “Convention Unique sur les Stupéfiants de 1961, telle qu’amendée par le protocole de 1972”. Pour le plaisir d’occuper 2 lignes au lieu de 2 mots.
Dans le dernier rapport de l’OICS, une section mérite un prix Goncourt : page 22, l’OICS rapporte dans la partie “État des adhésions aux traités internationaux relatifs au contrôle des drogues” que “Au cours de la période considérée, il n’y a pas eu de nouvelles adhésions aux trois traités internationaux relatifs au contrôle des drogues.”

Cela semble suffisant, car il ne s’est rien passé. Il n’y a donc à priori rien à dire.

Pourtant, l’OICS réussit malgré tout à dégainer une demi-page de dissertation sur le néant. Essentiellement composé de copier-coller de ses rapports des années précédentes, la section illustre à merveille la haute inutilité de l’OICS, fort occupé à justifier son existence en faisant couler de l’encre en noircissant des pages.

Le monde cannabique vs l’OICS

Au cours des dernières années, le monde cannabique s’est érigé contre l’ineptie et les dérives de l’OICS sur la question du cannabis.

En 2020, l’ONU (la CND précisément) adoptait la recommandation de reclassification du cannabis par l’OMS et ainsi que la reconnaissance de la validité du cannabis médicinal. Peu de temps après, sans doute jaloux, frustré, et avide de grappiller de nouveau plus de mandats sur le “nouveau” secteur du cannabis médical (après s’y être farouchement opposé pendant des décennies), l’OICS lançait en catimini une “Initiative Cannabis”, un projet aux contenu secret et aux contours flous, dont les militant-e-s cannabiques (dont NORML France et ses partenaires) se rendirent vite compte de nombreux problèmes, y compris des possibles conflits d’intérêts.

1ère lettre ouverte au Secrétaire-Général : stop à l’Initiative Cannabis de l’OICS

En 2021, NORML France co-signait, avec 181 ONGs de 56 pays, une lettre ouverte à Antonio Gutteres (Secrétaire-Général de l’ONU) pour freiner les ardeurs de l’OICS qui venait tout juste de lancer son “initiative cannabis” (par exemple : dans les premiers brouillons de l’”initiative” que nous nous sommes procurés, l’OICS considérait le CBD et d’autres cannabinoïdes mineurs tel le CBG comme étant sous contrôle international de la même manière que le THC, alors que ce n’est absolument pas le cas ; l’OICS abordait aussi des mesures de sécurité type grillages et caméras de surveillance, à mille lieues de son mandat et des compétences de ses membres).

Lettre à António Guterres Secrétaire général des Nations Unies

La lettre à António Guterres, Secrétaire général des Nations Unies (Clic pour consulter dans son intégralité en PDF)

La lettre ouverte critiquait aussi les positions anti-science que l’OICS avait eu sur le cannabis au cours des années précédentes. Par exemple, encore en 2009, l’OICS faisait référence à la “théorie de l’escalade”, pourtant depuis longtemps démentie. En 2019, dans un rapport biaisé et angoissant sur les aspects thérapeutiques du cannabis, l’OICS encourageait les gouvernements à ne donner accès qu’aux cannabinoïdes purs et pas aux “médicaments à base de plante” de cannabis : des déclarations aux reflets racistes, et allant directement à l’encontre de la Convention Unique (qui reconnaît la médecine traditionnelle) et de la Déclaration d’Alma-Ata, tout en s’opposant frontalement aux directives générales de l’OMS (l’agence compétente en matière de médicaments) sur la médecine herbale et aux conclusions spécifiques de l’OMS sur le cannabis de 2019 qui reconnaissant bel et bien l’utilité et la valeur thérapeutique de la plante et de ses produits (herbe et résine de cannabis). 

La lettre ouverte critiquait aussi le fait que le travail de l’OICS sur le cannabis risquait de favoriser la biopiraterie, les conditions de travail déplorables dans le marché licite, la violation des droits humains et des peuples autochtones en particulier, et allait généralement à l’encontre du développement durable prôné par l’ONU.

Reprise par les médias dans une question au porte-parole du Secrétaire-Général à New-York, la lettre ouverte permis de mettre un frein aux initiatives folles de l’OICS sur le cannabis, du moins jusqu’à maintenant.

2ème lettre ouverte à la Présidente de l’OICS pour plus de transparence

2ème lettre ouverte à la Présidente de l’OICS pour plus de transparence

2ème lettre ouverte à la Présidente de l’OICS pour plus de transparence (Clic pour consulter dans son intégralité en PDF)

Dans la foulée, les 181 ONGs avaient aussi envoyé une seconde contribution formelle à l’OICS sur la transparence et la reddition de comptes quant à leur travail. Nous demandions à l’OICS de se mettre au même niveau que les autres institutions semblables, à travers 6 demandes :

  1. Rendre public les procès-verbaux des réunions de l’OICS, leur documentation de travail, et leurs communications avec des acteurs non-étatiques (en particulier les entreprises privées), ainsi que la liste des participants à leurs réunions (car on sait que des représentants du secteur privé sont parfois présents, mais on ne sait pas qui ni pourquoi) ;
  2. Mettre leur documentation en ligne sur le système d’archivage en ligne de l’ONU ;
  3. Consulter la société civile sur tous les domaines de travail de l’OICS ;
  4. Recueillir des contributions écrites des ONGs et acteurs non étatiques ;
  5. Autoriser les ONGs accrédités auprès de l’ONU à participer aux réunions non-confidentielles de l’OICS en tant qu’observateurs et observatrices ;
  6. S’inspirer des organes similaires des droits de l’Homme de l’ONU pour l’organisation des “visites de pays” annuelles de l’OICS.

Plus d’un an après, seul le point “3” a été amélioré, avec quelques auditions en ligne organisées par l’OICS. Cependant, les réunions continuent d’être secrètes et aucune documentation de l’OICS n’est disponible, contrairement à des institutions similaires. Comme le signalaient dès les années 2010 des chercheurs comme Csete ou Barrett, l’OICS est absolument unique en relations internationales : aucune institution n’est plus opaque que l’Organe. Même le Conseil de Sécurité de l’ONU –qui pourtant traite de sujets très sensibles et controversés– est drastiquement plus transparent que l’OICS.

Les “rapports de l’Organe” : entre le tableur excel et la bulle papale

Pour aller au fond du sujet, un article complémentaire s’avèrerait nécessaire afin d’exposer les origines controversées de l’OICS, teintées d’un moralisme douteux. Mais derrière les scandales, se cache une institution austère qui tourne essentiellement autour de ses rapports ennuyeux :

  • Un rapport annuel sur les activités de l’OICS, qui “présente une vue d’ensemble complète de la situation mondiale en matière de drogues” et discute de la situation pays-par-pays. C’est souvent à cette occasion que l’OICS a critiqué les pays comme l’Uruguay ou le Canada. Le rapport annuel contient aussi un Chapitre 1 thématique, avec chaque année un focus différent. En 2023, la thématique était la “légalisation des drogues pour usage non-médical” avec, on le devine, un abordage catastrophique (et catastrophiste) de la question.
  • Un rapport technique sur les stupéfiants, plusieurs centaines de pages de tableaux de données brutes concernant, pour chaque pays, la fabrication, l’importation, et l’exportation de médicaments classifiés dans la Convention Unique sur les stupéfiants de 1961. C’est là qu’on voit par exemple que la France prévoyait d’utiliser en 2023 l’équivalent d’1 tonne d’herbe de cannabis médicinal, 200 grammes de résine, mais aussi curieusement 1 kg de feuilles de coca et 3 kgs de cocaïne (p. 314). On verra dans le nouveau rapport à paraître ce qu’il en a été… et ce que la France prévoit à l’avenir…
  • Un rapport technique sur les psychotropes, similaire, mais pour les médicaments classés dans les listes de la Convention sur les psychotropes de 1971. On y voit que la France prévoyait d’utiliser en 2023 l’équivalent d’1 kg de THC (naturel et/ou synthétique; p. 219). À vérifier…
  • Un rapport sur les précurseurs (les produits chimiques utilisés dans la fabrication de stupéfiants et psychotropes, classés dans la Convention de 1988).

De temps en temps :

  • Des suppléments au Rapport annuel. L’OICS a fait cela dernièrement surtout sur la thématique “accès aux médicaments classés comme stupéfiants ou psychotropes” et pour se donner bonne conscience, étant donné qu’une immense majorité de la planète doit subir la douleur à cause du manque d’accès aux antidouleurs (souvent des stupéfiants ou psychotropes) directement causé par des décennies de restrictions et de guerre aveugle aux drogues, applaudie et encouragée par l’OICS.

Des guides pratiques, directives, et autres outils pour les gouvernements ou pour la société civile (en particulier ce guide destiné aux voyageurs patient-e-s utilisant des médicaments sous contrôle comme les stupéfiants ou les psychotropes). C’est notamment l’une de ces “Directives” que l’OICS a essayé de faire sur le cannabis médical, à partir de 2020, interrompu par l’action déterminée de l’activisme mondial, coordonnée par nos partenaires de FAAAT-Forum Drogues Méditerranée.

Rapport de l’année 2023 (intitulé “Rapport 2022”…)

Chaque année, l’OICS consacre le premier chapitre de son rapport annuel à des sujets thématiques (la suite du rapport traite de questions plus techniques).

L’an dernier, l’OICS a de nouveau commis un chapitre contre la légalisation (le précédent datait de 1992 et vaut le détour pour une bonne rigolade). Cette fois-ci, cependant, le contenu du rapport est époustouflant – à peine croyable. 

Au paragraphe 80, le rapport de l’OICS annonce : « Compte tenu de ce tableau multiforme et complexe, il est difficile de faire des déclarations et des conclusions générales sur l’impact de la légalisation. » Cela semble une déclaration raisonnable. Cependant, le problème est que cette phrase est suivie de 6 pages d’énoncés généraux et de conclusions sur l’impact de la légalisation…

Ce comportement absurde et biaisé fut d’ailleurs dénoncé lors de la précédente Commission des Stupéfiants non seulement par Farid Ghehiouèche mais par plusieurs délégués gouvernementaux.

L’héritage du Juge Leroy

Bernard Leroy.

Bernard Leroy, © La Presse de la Manche.

Cela a fait un an le 20 février que feu le juge Bernard Leroy, membre estimé de l’OICS réputé pour sa profonde expertise en droit international, est décédé.

Il n’était pas connu pour sa sympathie à l’égard de la légalisation du cannabis, mais il était ouvert au dialogue. En juillet 2022, il s’était longuement entretenu avec nos militants Farid et Kenzi (qui l’avaient déjà interviewé dans nos colonnes auparavant) en marge des audiences du Conseil économique et social sur le cannabis. Il avait alors partagé sa conviction que le cannabis récréatif pouvait être légitimement réglementé par le biais de l’article 2 paragraphe 9 de la Convention Unique (une thèse juridique novatrice et scrupuleuse que nous vous expliquions dans cet article). 

Cette reconnaissance inattendue, et son engagement ultérieur à œuvrer pour aider à légaliser dans le cadre de cet article, représentaient un espoir sans précédent pour les discussions à l’ONU sur la politique en matière de drogues. 

Plus remarquable encore est l’attention qu’il portait aux questions socio-économiques et environnementales, ainsi qu’aux mécanismes de transition vers la légalité qu’il considérait comme une suite logique de son engagement en faveur de la sécurité & de la santé publiques. 

Malheureusement, le travail de Bernard Leroy pour expliquer l’article 2(9) reste inachevé, laissant au sein de l’OICS un vide qu’il avait comblé, bien que brièvement, par sa capacité d’adaptation, d’écoute, d’apprentissage et de réflexion.

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Alors que l’OICS s’apprête à publier un nouveau rapport annuel, et que la composition de l’Organe évolue, nous sommes sur les starting-blocks pour maintenir l’œil ouvert et rappeler à son mandat et à ses responsabilités cette institution à la dérive.

En 2024, de nouveau pour la révision à mi parcours de la stratégie onusienne, la 67ème session de la Commission des Stupéfiants du 14 au 22 mars célèbrera en ouverture le 14 et le 15 mars, un “Sommet de haut niveau”, avec entre autres Anthony Blinken et autres “guest star”, la délégation NORML France sera présente pour défendre les droits du peuple de l’herbe, en France et partout dans le monde ! Et cette année, en particulier, le monde cannabique s’apprête à s’unir sous la bannière de l’« Ambassade du Chanvre » ou « Cannabis Embassy » afin de renforcer notre action commune et accélérer la fin du dogme prohibitionniste et réactionnaire mondial entretenu, entre autres, par l’OICS.