Farid Ghehiouèche a interviewé Bernard Leroy, le membre français de l’OICS (Organe international de contrôle des stupéfiants, parfois surnommé le “gendarme mondial des drogues”), pour discuter avec lui de cannabis médicinal, de dépénalisation et de néocannabinoïdes.

Bernard Leroy

Bernard Leroy, membre français de l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (OICS).

L’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (OICS), parfois surnommé le “gendarme mondial des drogues”, est une organisation internationale sui generis rattachée aux Nations Unies, qui surveille l’application des Conventions internationales relatives au contrôle des drogues.

L’OICS se définit comme un “organe de contrôle indépendant et quasi-judiciaire” et remplace d’anciens bureaux internationaux qui existaient déjà avant la seconde guerre mondiale, du temps de la Société des Nations, en vertu des précédents traités relatifs au contrôle de l’opium. Les fonctions de l’OICS sont énoncées dans les traités suivants:

    • la Convention unique sur les stupéfiants de 1961, telle que modifiée par le Protocole de 1972 –c’est dans les tableaux de cette Convention que sont listés le cannabis et ses produits dérivés
    • la Convention de 1971 sur les substances psychotropes –c’est dans les tableaux de cette Convention qu’est listé le THC
    • la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988.

En janvier 2019, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a recommandé des changements dans la classification du cannabis et du THC au sein des tableaux des Conventions de 1961 et 1971. La Commission des stupéfiants de l’ONU rassemble les gouvernements de la planète, et devra décider le 2 décembre 2020 d’approuver ou non les recommandations de l’OMS. L’OICS n’a qu’un rôle d’observateur dans tout cela, et devrait seulement s’adapter, dans le cas où les recommandations de l’OMS étaient acceptées par la Commission des stupéfiants.

C’est dans ce contexte que nous avons interrogé Bernard Leroy, le membre français de l’OICS, pour discuter avec lui de cannabis médicinal, de dépénalisation et de néocannabinoïdes.

Farid Ghehiouèche. Je suis avec M. Bernard Leroy, représentant français au sein de l’OICS, l’Organe International de Contrôle des Stupéfiants. Pourriez-vous décrire votre expérience, votre travail, et aujourd’hui ce que vous faites au sein des Nations Unies ?

Bernard Leroy. J’ai une longue expérience de la drogue [rires]. Je suis tombé dedans quand j’avais 25 ans, j’étais juge d’instruction à Evry dans l’Essonne : c’était le bizutage, j’étais chargé des affaires de drogues. Et puis en fait, ça m’a plu, et donc on m’a confié de plus en plus de responsabilités. Par la suite, je suis devenu formateur des magistrats français sur la drogue, en plus de mes fonctions de juge.

La Commission Européenne m’a demandé de faire la première étude comparative de toutes les lois européennes, et j’ai fait partie de la délégation française qui a contribué à l’élaboration de la Convention de 1988. Par la suite, dans ce cadre-là, la France et l’Angleterre ont crée un budget pour mettre en place un programme d’assistance juridique, je l’ai dirigé pendant 20 ans, et nous avons assisté plus de 100 États dans le monde.

FG : Désormais, fort de cette expérience, vous vous retrouvez donc parmi les 13 membres indépendants de cet organe international, parce que vous avez ces connaissances juridiques au niveau du droit international et du droit comparé.

BL : C’est ce qu’a estimé l’ECOSOC [Conseil économique et social de l’ONU] qui m’a élu. La France a présenté ma candidature, j’ai été élu en 2014 pour 5 ans, et je viens d’être réélu pour 5 ans à partir de 2020.

FG : Est-ce une expérience bénévole ?

BL : Nous sommes payés 1 dollar par an, donc c’est totalement symbolique ; nous ne sommes pas rémunérés.

FG : Et donc le travail de l’OICS, c’est de recueillir toutes les informations liées au trafic ? Ou à l’inverse, recueillir les données liées à la bonne circulation et à la mise à disposition des substances qui sont placées sous contrôle pour des fins médicales ?

BL : Alors on peut dire que l’OICS a trois fonctions :

  • Il a une fonction d’évaluation des politiques des États : voir, dans la pratique, comment les États appliquent ou n’appliquent pas les 3 Conventions, de 1961, 1971, et 1988 
  • Deuxièmement, nous avons une mission d’évaluation de la situation et de l’évolution du phénomène 
  • Et enfin, nous avons un rôle actif –par exemple à travers les unités qui existent dans notre secrétariat– pour assurer la formation des spécialistes, assurer la fluidité des importations des exportations licites, assurer le contrôle des précurseurs et, d’une manière générale, développer une fonction statistique.

FG : Alors concrètement, qui sont ces personnes qui ont le droit, au niveau national, d’utiliser les stupéfiants ?

BL : Les Conventions ont défini ce qui est l’usage licite de drogues, et par ailleurs, la Commission des stupéfiants, en liaison avec l’OMS [Organisation Mondiale de la Santé], établit la liste des substances qui figurent dans les différents tableaux. En tout, il y a 10 tableaux avec les 3 conventions.

Farid et Bernard

Farid G. qui a réalisé l’interview « à la volée » avec son téléphone dans les couloirs de la Commission des stupéfiants à Vienne en mars 2020.

La première [Convention] ce sont les drogues d’origine naturelle. La deuxième, ce sont les substances d’origine synthétique, les psychotropes, et la troisième, ce sont les précurseurs chimiques.

Et, pour les stupéfiants comme pour les substances psychotropes, on a en gros 3 statuts : on a des substances qui sont considérées comme drogue et qui ne peuvent avoir de rôle médical spécifique, on a une 2e catégorie les drogues considérées comme très addictives, mais en même temps qui sont utilisées médicalement –la morphine exemple– et la 3e catégorie, c’est les benzodiazépines entre autres, qui sont des substances qui peuvent être addictives, mais moins, et qui ont un usage massif. Et donc les Ceonventions ont prévu un système de contrôle de leur production, de leur exportation, de leur importation, de leur distribution, et de leur prescription. Et c’est ce sur quoi nous veillons.

FG : D’accord, donc comme on dit généralement, les drogues ne sont pas interdites mais elles sont placées sous contrôle, et elles sont réservées strictement aux utilisations médicales ou scientifiques. Je vais vous poser une question très précise, on va rentrer un peu dans le détail : si on se retrouve à la Commission des stupéfiants aujourd’hui, c’est entre autres parce que l’OMS a produit des recommandations concernant la classification du cannabis. Est-ce que vous avez un avis concernant ces recommandations ? Pensez-vous qu’elles soient rationnelles, cohérentes, judicieuses ? Pensez-vous qu’elles aillent dans le bon sens, et pourraient faciliter l’accès aux patients ayant besoin de cannabis et de médicaments à base de cannabis ?

BL : L’évolution de la classification porte sur de nombreuses substances : il y a des évolutions en rapport avec les découvertes de la science, des évolutions en rapport avec les besoins de la médecine, et puis des évolutions –par exemple sur le cannabis– en rapport avec l’actualité. Nous, nous n’avons pas à avoir d’opinion là-dessus. Nous faisons partie du groupe de travail de l’OMS, qui fait un premier “traitement” du dossier, mais c’est une activité qui est, je dirais, confidentielle… et ensuite une fois de plus, ce sont les États qui sont les maîtres, ce sont eux qui décident quelles substances sont classées et comment doivent-elles être classées.

Alors, avec des nuances dans certains cas, il faut des votes aux deux tiers des membres de la Commission des stupéfiants, pour qu’on ait le sentiment qu’il y a un vrai consensus. Nous, ce qui nous importe, c’est que le système soit efficace et crédible. 

Le cannabis, il y a deux “problèmes”. Il y a la question de l’usage médical du cannabis, et nous n’avons aucun problème avec l’usage médical de drogues, dès lors que ça correspond à une nécessité et que c’est encadré.

En ce qui concerne l’usage non-médical du cannabis, nous, nous sommes en charge de l’application des Conventions, et l’article 4(c) de la Convention 1961 dit que nous ne pouvons pas l’autoriser. Par contre, il y a des domaines dans lesquels une certaine flexibilité peut être possible. L’article 3(2) de la Convention de 1988 dit qu’il faut prévoir une réponse pénale à la possession en vue de l’usage ; mais, en même temps, l’Article 3(4) indique que l’on peut remplacer le pénal par des mesures plus flexibles..

FG : Comme les amendes ou les injonctions thérapeutiques ?

BL : Plus flexibles encore ! Comme des mesures de l’ordre de l’éducation.

Je pense qu’il est important que l’on fasse un plus large usage de ces possibilités [de mesures alternatives à la réponse pénale]. Je pense que la place des usagers de drogues, en soi, n’est pas en prison. Et donc il me paraît important qu’on garde le contrôle de tout cela, mais en même temps que l’on voit ce que l’on peut faire pour limiter la réponse pénale à la possession en vue de l’usage.

FG : Alors, je tiens à signaler que c’est quand même Monsieur le juge, avec une longue expérience, qui a longtemps instruit, longtemps exercé, avec la toute la force de la voix d’un membre de l’OICS, qui nous dit clairement que des États ne devraient pas poursuivre pénalement les personnes qui font usage de drogues, mais trouver des réponses qui soient plus appropriées, plus humaines, plus efficaces… 

BL : …au niveau de la sanction de l’usage. Mais enfin, c’est à la Commission des stupéfiants, également là, de voir ce qu’ils veulent voir comme évolution et c’est à l’ensemble des États que la décision revient. Cela étant dit, c’est une évolution difficile parce que le principe pour l’adoption des dispositions des Conventions, c’est l’unanimité. Donc, l’inconvénient c’est qu’on est obligé d’avoir un plus petit dénominateur commun pour se mettre d’accord, et c’est un gros problème.

Bernard Leroy

B. Leroy, amusé et impressioné de voir que son interlocuteur français maitrise son sujet.

En tout cas, ma préoccupation c’est que “la drogue” est devenue un phénomène de société considérable. Quand vous avez 0,5 % d’une population qui se drogue, on peut les mettre en prison… quand c’est 10 ou 20 % il faut se poser des questions sur les réponses les plus appropriées. Il faut une application intelligente des lois.

FG : Beaucoup de sagesse aussi dans vos propos. J’espère qu’on aura l’occasion de se revoir prochainement et j’espère que très rapidement ces recommandations de l’OMS pourront être adoptées pour, non pas donner un “feu vert” à la légalisation du cannabis, mais surtout permettre aux gens qui souffrent d’avoir accès à ces substances, si ça peut les soulager.

BL : L’usage médical, nous n’avons pas de problème avec cela, encore que : il ne faut pas non plus surestimer les capacités. On a quand même maintenant une connaissance des effets du cannabis… ce n’est jamais supérieur aux médicaments existants. C’est parfois équivalent. Parfois, ça paraît peut-être plus adapté -par exemple sur la question de la sclérose en plaques- pour certains aspects du problème. Mais ça n’est pas ce qui va résoudre les problèmes de l’humanité.

FG : Ce n’est pas encore la panacée. Une dernière question, qui pour moi est aussi un sujet d’inquiétude avec l’arrivée des néocannabinoïdes, et plus largement ce qu’on appelle les nouveaux produits de synthèse (NPS). J’imagine que ça doit beaucoup vous préoccuper ?

BL : En effet, nous sommes inquiets, parce que le problème des nouveaux produits de synthèse, c’est qu’on peut les produire sur place. Donc ça raccourcit les routes et ça augmente leur disponibilité. Par ailleurs, il y a des effets de mode : par exemple l’Asie, qui pendant des millénaires était dans des drogues à effet sédatif –l’opium–, s’intéresse maintenant aux drogues à effets stimulants et connaît désormais un développement extrêmement important des méthamphétamines. Donc un des gros problèmes pour les années qui viennent c’est le risque de perte de contrôle dans ces domaines-là.

FG : Et donc aujourd’hui, c’est une source de préoccupations : vous y mettez les moyens suffisants pour pouvoir mesurer le phénomène ?

BL : Nous pensons que la combinaison du rapport de l’OICS et du rapport de l’ONUDC [Office des Nations Unies sur les Drogues et le Crime], nous permet d’avoir une assez bonne photographie de la situation. Après… l’argent pour la combattre… c’est aux États de prendre leurs responsabilités.

FG : Merci monsieur Leroy pour cette petite interview aux Nations Unies, merci d’avoir bien voulu répondre à nos questions, à bientôt.

Interview réalisée par Farid Ghehiouèche en mars 2020 au siège des Nations Unies à Vienne (Autriche). Transcription : Kenzi Riboulet-Zemouli.

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