Jules Giraud, pharmacien, est l’auteur de l’article sur le haschich du Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de pharmacie et des sciences qui s’y rapportent. Il signe dans L’Encéphale : journal des maladies mentales et nerveuses un article que nous avons remis en forme à partir de la version numérique. Un texte souvent étonnant de précision et de lucidité qui tomberait sans doute aujourd’hui sous le coup de la loi au titre de la présentation sous un jour favorable d’un produit classé comme stupéfiant…

Le hachich est-il un hypnotique et un calmant ?

Jules GIRAUD Portrait

Portrait de Jules GIRAUD (Phototypie)

M. Bourchardat le recommande comme tel et dans les hôpitaux on commence à employer, comme succédané de l’opium, du chloral et du bromure de potassium. Mais alors comment se fait-il que les Orientaux le prennent dans du café? pourquoi Ie café et le thé qui tiennent éveillés passent-ils pour développer ses effets ? Je crois avoir trouvé l’explication, de cette contradiction apparente dans ce fait que le chanvre indien produit deux genres d’effets différents, suivant que l’état de veille est ou n’est pas favorisé; de sorte que, entre des mains habiles, cette drogue peut avoir tour à tour une action excitante, ou sédative et ce n’est pas une de ses moindres; singularités que les effets multiples qu’on en peut tirer.

Voulez-vous hâter ou prolonger votre sommeil : prenez une dose de hachich. Ne résistez pas au besoin d’isolement et de repos qui vous gagnera après une courte période d’excitation ; dégagez-vous le plus possible de toute préoccupation extérieure et vous sentirez bientôt vos.yeux s’appesantir ; vos hallucinations, vos idées tourbillonnantes se changeront peu à peu en rêves ordinaires, plus nombreux que d’habitude, dont à votre réveil vous garderez une vague souvenance, sans que votre système nerveux se trouve fatigue; il sera plutôt calmé. Au lieu de chercher un effet médical , voulez vous jouir de cette stupeur voluptueuse tant recherchée par les amateurs du kief (ou de la fantasia), dans ce cas vous devez vous arranger pour rêver, éveillé, c’est-à-dire pour vous maintenir à ce degré de somnolence ou l’on a encore la conscience de ce’ qui se passe dans l’imagination, Quelques airs musicaux, du café en dose suffisante suffiront pour empêcher l’envahissement du sommeil, Vous éprouverez alors à son plus haut degré la sensation de bien-être que donne le repos, absolument comme si vous vous couchiez dans un bon lit pour la première fois, après une expédition remplie de périls et de fatigues.

« A demain les affaires sérieuses. » Si le mot n’existait pas, vous l’inventeriez dans ces moments de paresse délicieuse où votre âme semble s’épanouir dans un bain d’éther où l’on n’a qu’une crainte l’arrivée de quelque fâcheux qui viendrait vous arracher à vos ravissements par une conversation banale. Que pourrait vous dire ce simple mortel de comparable aux magnifiques panoramas qui se déroulent sur l’écran de votre cerveau, représentant en perspectives toujours profondes et ces longs portiques où passent et repassent des philosophes en contemplation et ces obscures charmilles, ces allées interminables d’arbres touffus à l’ombre desquels devisent des groupes amoureux, et ces théories de vestales en robe blanche se rendant au temple dont on aperçoit les marches tout là-bas, là-bas et ces voûtes sonores, où résonne l’écho d’un chant lointain qui dure depuis des siècles et ces ponts suspendus qui vont d’une planète à l’autre, etc.

Extrait du testament d’un haschichéen. Il en prenait parfois beaucoup…

Mais pour pouvoir ainsi se jouer du temps et de l’espace il faut avoir dit adieu à toute préoccupation terrestre qui agirait dans le sens d’une diminution de la dose. Il semble que sur le seuil de ce monde inconnu apparaisse un génie qui est prêt à vous en remettre la clef à la condition que vous vous dépouilliez d’abord de votre personnalité humaine. De là, pour quelques personnes un certain effroi avant de pénétrer, dans la région des ombres où les attendent d’étonnantes aventures.

Pour revenir en quelque sorte sur terre, pour dissiper une ivresse qui prendrait un caractère désagréable, deux moyens sont à votre disposition, je devrais, dire à ma disposition; car j’ignore si les tempéraments différents du mien seraient tous affectés de la même manière.

  1. L’eau-de-vie développant les effets narcotiques du hachich éteint dans le sommeil les hallucinations ou les obsessions trop vives.
  2. Le café (ou lé thé), qui renforce le sentiment de notre personnalité nous permet de réagir contre le courant des conceptions délirantes ; Il semble que l’intelligence ayant terminé sa sieste sous son influence, fait rentrer dans l’ordre « ces chèvres de l’esprit » les idées qui gambadaient dans les champs ombragés de la fantasia.

Ici se pose naturellement une question, Le café serait-il l’antidote du hachich? S’il agit dans le sens d’une diminution de la dose, n’était-il pas plus simple de la donner moins forte ? D’après mes expériences, le café ne serait pas l’antagoniste du chanvre indien quoiqu’il combatte son action somnifère ; car il ne détruit pas son action si puissante sur le cerveau. Il la modifie, voilà tout. Dé l’association de ces deux agents résultent des propriétés psychologiques composées qui varient suivant les quantités respectives de chacun d’eux. Ainsi, si la dose de café est forte, les facultés réflectives et imaginatives s’exaltant parallèlement, on a une surexcitation générale du cerveau très favorable aux conceptions artistiques et très féconde en diversions mentales. Un de nos explorateurs les plus remarquables m’a assuré dernièrement avoir tenté une conférence sous cette double influence sans la moindre défaillance ni dans la mémoire, ni dans l’association des idées. Mais pour utiliser dans le sens de l’excitation cette dynamite psychologique représentée par un petit morceau de résine verdâtre, il faut plus que l’intervention d’un adjuvant thérapeutique, il faut encore savoir provoquer des suggestions et les bien choisir, la moindre d’entre elles suffisant pour mettre en branle toute une longue série d’images, d’émotions et de souvenirs chez le hachichisé qui est si impressionnable. Savoir suggérer, à propos, c’est là du reste le grand art dans lequel réside toute la culture humaine, et pour le cas particulier qui nous occupe, vous aurez une ivresse pénible ou ravissante, commune ou fécondé en trouvailles, suivant la direction que vous laisserez prendre à votre imagination par les choses que vous, regarderez et surtout les sens que vous écouterez.

« Comme on fait son lit, on se couche », dit le proverbe.
Jamais il ne se trouve mieux vérifié.

Si vous manquez de musique, ou si vous préférez tirer de votre propre fonds, les suggestions qui doivent donner tel ou tel genre de délices à votre extase, tel ou tel champ de manoeuvres à vos recherches, telle ou telle dérivation à vos idées dominantes, plongez-vous dans le silence le plus absolu; au besoin, bourrez vos oreilles de coton et là, seul avec vos pensées, utilisez ce qui vous reste de volonté pour braquer votre attention sur les sujets préférés. Dans ce cas, les images et les idées seront en partie causées par votre moi qui aura provoqué la série à laquelle il désirait avoir affaire ; mais elles en seront indépendantes en partie, puisque vous ne connaissez pas d’avance celles qui vont surgir devant votre baguette magique. Pourquoi les unes plutôt que les autres? Il y aurait bien une hypothèse à hasarder, Ce serait d’expliquer par des hypermnésies individuelles ou héréditaires ces pseudomnésies, c’est-à-dire ces impressions singulières , qui produisent l’illusion d’une ressouvenante et qui font dire à l’expérimentateur : « il me semble que j’ai passé par là». Je ne prends pas évidemment la responsabilité des ces aperçus fantaisistes. Je me borne à faire remarquer que pendant  quelques unes de mes expériences, en fait de souvenirs lointains, ce sont surtout des rêves depuis longtemps oubliés qui défilaient devant moi et cela en vertu de la loi d’après laquelle sont remémorées de préférence les impressions perçues dans une situation analogue à celle où l’on se trouve.

Si vous prenez du hachich d’après le système des doses réfractées, c’est-à-dire peu à la fois et souvent, les effets se succédant sans s’accumuler, vous aurez une ivresse légère et prolongée qui ne vous empêchera pas de vous mêler aux événements de la vie courante. Une promenade dans cet état de douce torpeur vous fera éprouver Une foule d’impressions: fugitives’ et vaporeuses à : chaque objet qui défilera, à chaque bruit rapproché ou lointain.

Parmi les préparations extraites du hachich,
c’est à la résine, à la hachichine que je donnais la préférence.

C’est celle de la maison Rausse, puis celle de la pharmacie centrale qui m’ont paru le plus actives. Il me fallait 3 ou 4 décigrammes de l’une et 6 décigrammes de l’autre pour produire l’accès (l). Cette dose cependant pourrait varier à chaque pot que l’on entame, ce produit étant peu constant dans son action, comme du reste tous ceux qui ont une composition mal définie. La forme pilulaire (avec le savon médicinal pour excipient) me paraît la plus recommandable La solution alcoolique est plus active; mais elle est d’un goût acre et désagréable, presque impossible à déguiser. Même mélangée à une crème très aromatisée. Je doute qu’on puisse la faire prendre par quelqu’un à son insu. Ajoutée à une liqueur, elle laisse précipiter immédiatement là résine, il faut; la placer au-dessus d’un volume égal de sirop et avaler le tout vivement, en mélangeant les touches le moins possible.

Le maximum d’effet d’une dose est obtenu chez moi si je l’avale une heure avant le repas Si c’est après le repas, l’accès arrive 3 ou 4 fois plus tard. Si c’est longtemps avant de me mettre à table, l’accès est plus faible, se produisant; pour ainsi dire en deux temps, la seconde fois quand je me mets à manger.

L’association de l’opium avec le hachich ne m’a offert rien de remarquable : un long sommeil, comme il fallait s’y attendre.

A la suite de ces expériences, je n’ai éprouvé comme malaise qu’une irritation de la gorge, à laquelle je suis du reste prédisposé ; mais je  connais quelques personnes auxquelles le hachich n’est parvenu à donner que de la lourdeur de tète sans le moindre trouble de l’imagination. Il paraît que beaucoup de personnes y sont réfractaires. Un étudiant en a pris 20 fois plus que moi sans avoir rien éprouvé du tout, l Gr, 50 de haschichine chez un autre (sujet aux congestions) a provoqué simplement de la spermatorrhée.

Je n’ai pas besoin de dire que le hachich pris le soir est plus susceptible d’amener le sommeil que le matin où l’on a suffisamment satisfait au besoin de dormir.

« Si j’avais la main pleine de vérités, disait Fontenelle, j’hésiterais à l’ouvrir. » Cette réflexion devrait venir à propos du hachich, si l’on s’adressait au vulgaire qui serait tenté de provoquer sans discernement ces explosions d’idées et d’images,-dont nous venons de parler. Je menace ceux qui n’auraient pas l’excuse d’une légitime curiosité scientifique, de l’éventualité de maintes impressions désagréables, s’ils ne possèdent pas à fond l’art de la diversion. Moi-même, dans ma dernière expérience faite en pleine forêt de Rambouillet, j’ai beaucoup souffert de sentir ma volonté abdiquer devant tant d’idées que je ne pouvais plus maîtriser. Je m’étais imposé comme tâche de trouver un titre à cet article et après avoir eu la satisfaction d’en avoir imaginé une vingtaine et d’avoir su en faire le triage, je ne pouvais plus m’empêcher de. penser à ce problème que je savais pourtant résolu. J’ai lutté longtemps, comme un dévot qui repousse des tentations, fort heureux de trouver dans le sommeil un refuge contre l’angoisse qui résultait de cette obsession, à moins que ce ne soit l’angoisse elle-même qui ait déterminé l’obsession. Je crois qu’en ce moment une tasse de café aurait donné du renfort à ma volonté qui lâchait pied, sans doute sous l’impression du sommeil. A vérifier.

Il me reste à vérifier également : si, comme je le soupçonne, l’intensité de l’accès n’est nullement proportionnelle à la quantité de la dose. Ainsi, s’il faut 4 décigrammes de hachichine pour vous enivrer, 3 décigrammes ne vous donneront qu’un léger engourdissement. On dirait que la rupture d’équilibre, est amenée tout à coup, comme si une dernière goutte d’eau faisait déborder le vase.

Bien entendu, dans ma dernière expérience, comme j’avais soumis mon cerveau à l’épreuve d’une opération intellectuelle, j’ai moins eu d’hallucinations que si j’avais regardé insouciamment entre les interstices des arbres. Malgré cela les hallucinations ou plutôt les illusions n’ont pas manqué. L’objet sur lequel je fixais les yeux devenait comme une de ces cartes-questions où, dans un dessin, l’on finit par distinguer un chat, une bergère, un Prussien, etc. Ces tableaux subjectifs étaient du reste artistement conçus.

J’ajouterai en terminant que beaucoup de ces expériences ont été contrôlées par un médecin de mes amis (le Dr Decaye). La dose varie évidemment suivant qu’on est plus ou moins sensible à son action.

On peut écarter le sommeil par du mouvement, la réaction de la volonté;’mais alors l’effort s’accompagne d’un sentiment pénible. C’est, par exemple, une idée fixe qui revient sans cesse à la charge, comme une mouche opiniâtre ou, au contraire, une idée qu’on veut fixer et qui s’échappe sans cesse.

Je n’ai jamais vu l’extrait gras agir à la dose marquée sur les traités. Il en faut au moins une dizaine de grammes.

L’extrait alcoolique pris à la pharmacie centrale à dû être porté à la dose de 2 grammes. Pour le Dawamesck la dose est bien de 25 à 30 grammes.

(1) Les doses actives de la Cannabine varient dans des limites considérables selon la provenance du produit et l’idiosyncrasie de l’observateur. Nous croyons toutefois, d’après notre expérience personnelle, qu’il est prudent de débuter par dès doses plus faibles que celles qui sont indiquées ici, par cinq centigrammes; par exemple.

Le 1er sept 1881

Original sur Gallica : L’Encéphale : journal des maladies mentales et nerveuses / sous la direction de MM. B. Ball, J. Luys

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