Le nombre de notifications de problèmes de santé et de décès liés au cannabis et aux cannabinoïdes aurait augmenté en France entre 2012 et 2017 ! Voilà une affirmation bien alarmiste que le magazine Le Point diffuse sans scrupules le 15 novembre 2018. Et pourtant, la véracité scientifique de cette hypothèse est très loin d’être prouvée.
Sur la forme :
Que penser de l’impact de ce message sur le plan de la santé publique. Baignés depuis des décennies par des discours alarmistes sur les produits stupéfiants et plus récemment sur le tabac, notre bon sens nous dicte inconsciemment que faire peur en insistant sur les dommages est une stratégie efficace pour diminuer les usages. Et effectivement, ce genre de campagne pourrait être utile si la population sous-estimait les dommages d’un produit, afin de renforcer les connaissances et la prise de conscience des dangers potentiels liés à ce produit.
Cependant, pour le cannabis et le tabac, la population surestime largement les dommages par rapport à la réalité, selon toutes les enquêtes EROPP de l’Observatoire Français Des Drogues et Toxicomanies, corroborées par l’étude du professeur Michel REYNAUD (1), ce qui n’est pas le cas pour l’alcool. L’impact de campagnes axées sur les dommages montre clairement ses limites lorsque ces dernières en viennent à caricaturer la réalité et exagérer les risques. Communiquer sur des hypothétiques dommages du cannabis au sein d’une population qui les surestime déjà de 50% ne va faire que cristalliser les peurs des non-consommateurs d’un côté et de l’autre, tout en éloignant les usagers des bonnes pratiques et du système de soins en cas de besoin. Voilà le résultat d’une politique pénale en inadéquation avec les pratiques. Voilà le fruit des campagnes de prévention jugées peu crédibles par les usagers (2). Pourquoi n’arrive t-on pas à développer en France un message nuancé sur le chanvre, alors que l’on fait parallèlement de la publicité pour l’alcool, puissant toxique cellulaire!
Sur le fond :
Qu’en est il de ces fameux 133 morts soi-disant liés au cannabis depuis 2012 ? Information sanitaire ou intoxication politique ? Ces chiffres sont tirés de l’enquête DRAMES du CEIP de Grenoble qui relève depuis 2010 les cas d’usage de cannabis parmi les décès d’origine cardiaque chez les sujets de moins de 55 ans. Le Dr Emilie JOUANJUS chercheuse à l’Inserm et au Centre d’addictovigilance–CEIP de Toulouse, a analysé récemment la littérature scientifique sur le sujet : “ le niveau de preuve de ces études est faible et des recherches supplémentaires mériteraient d’être menées “ (3), notamment en utilisant des méthodologies plus rigoureuses et plus robustes.
En clair, les travaux actuels ne permettent pas à ce jour de faire une méta-analyse solide sur le sujet : nous ne disposons que de quelques données éparses : études expérimentales pré-cliniques, rapports de cas notamment sur les cannabinoïdes de synthèse (4-5) et enquêtes descriptives sur des données déclarées qui comportent de nombreux biais méthodologiques (6-11).
Les méthodologies utilisées dans les travaux cliniques actuels n’etablissent en aucun cas un lien de causalité direct entre usage de cannabis et décès d’origine cardiaque. D’une part, la surreprésentation d’un facteur X peut s’expliquer par un facteur confondant Y non recherché, comme par exemple, la précarité (6). D’autre part, l’odds ratio observé dans les enquêtes est très controversé, tantôt <1 évoquant un sous risque (7), tantôt non significatif sur une étude prospective d’une durée de 18 ans (8), tantôt > 1 avec un sur-risque à la limite de la significativité de 1.1 pour les accidents cardiaques et 1.24 pour les Accidents Vasculaires Cérébraux (9-10). De plus, une étude retrouve ce sur-risque uniquement chez les femmes et dans certaines ethnies (6).
Les principaux biais identifiés :
Parmi la plupart des travaux réalisés, les principaux biais identifiés sont des biais de sélection et de déclaration inhérents aux études descriptives rétrospectives, mais aussi deux biais de confusion évidents, l’un sur les produits adjuvants, mêlant pesticides, phyto-cannabinoïdes et cannabinoïdes de synthèse, l’autre sur le mode d’administration.
Le biais de sélection tient au fait que l’échantillon étudié ne soit pas représentatif de la population consommatrice du fait de l’absence de randomisation et de l’origine des données (population plus médicalisée que la population d’usagers). Pour illustrer ce propos, le Dr Bouquet du CEIP A de Poitiers rapporte que plus de la moitié des personnes étudiées avait des antécédents psychiatriques, alors que seulement un tiers de la population adulte, usager ou non, en présentera au cours de sa vie.
Le biais de sous-déclaration est double, à la fois du patient qui ne déclare pas son usage, mais aussi des professionnels de santé qui ne déclarent pas les données de pharmacovigilance sur les constats de décès, ce qui pourrait tendre à diminuer artificiellement le nombre de cas de décès. Cependant, la sous déclaration de l’usage dans la population générale, liée au caractère illégal de la substance, rend très approximatif toute comparaison entre le groupe d’usagers estimé et la population générale, ce qui pourrait tendre à augmenter artificiellement le nombre de cas de décès.
Les biais de confusion, eux, empêchent toute conclusion de lien formel, encore moins de causalité: en effet, ne pas connaître la composition du produit incriminé semble suffisant pour ne pas porter des conclusions hâtives: le lien mis en évidence est-il un lien entre accident cardiaque et cannabinoïdes de synthèse, entre accidents cardiaques et pesticides inhalés ou entre accident cardiaque et phyto-cannabinoïdes?
A la différence des médicaments qui sont contrôlés et standardisés par l’industrie pharmaceutique, les différents chanvres incriminés peuvent contenir de très nombreux adjuvants toxiques car l’Etat ne répond pas à son obligation de contrôle sanitaire des produits circulants concernant le cannabis. Pour illustrer ce propos, le syndrome d’hyperemesis au cannabis (nausées et vomissements calmés par des douches chaudes) pourrait être lié à l’inhalation d’Azadirachtine, un composé de l’huile de neem, produit qui a la cote auprès des cultivateurs de chanvre en intérieur pour assainir les cultures (12) face aux insectes nuisibles.
Il y a fort à parier que le facteur confondant à l’origine du principal biais de confusion de la plupart des travaux effectués soit la combustion. En effet, il existe un consensus scientifique international fort sur les méfaits entraînés par les produits de combustion des cigarettes et la composition des fumées de fleurs de chanvre est proche de celle du tabac selon les analyses toxicologiques. Ce qui pourrait être toxique pour le coeur, ce n’est probablement pas les cannabinoïdes dont certaine études mettent en avant des effets cardioprotecteurs (13-14), mais bel et bien les produits issus de la combustion.
Ce facteur est très important à identifier car c‘est un facteur modifiable en éduquant la population aux bonnes pratiques d’usage. Vaporiser permet d’éliminer les produits toxiques issus de la combustion (chauffage > 230°C) tout en supprimant les risques cardiovasculaires et de cancers liés à ces produits. Ce phénomène émergent (plus de 20% de vaporistes parmi les usagers adhérents à NORML France) est d’autant plus intéressant qu’il est à la mode auprès des jeunes adultes : il mériterait probablement d’être encouragé plus largement. Pour rappel, la combustion n’est pas un mode d’administration envisagé pour les usages médicaux, alors que certains vaporisateurs sont eux homologués pour cet usage, avec l’avantage de présenter des effets rapides et titrables, par rapport à la voie orale.
Recontextualiser et relativiser les données
Le nombre de cas d’usage de cannabis associé aux décès d’origine cardiaque augmente chez les moins de 45 ans avant tout parce que le nombre d’usagers de cannabis a considérablement augmenté chez les jeunes adultes depuis 25 ans et que les déclarations sont bien plus nombreuses.
Parmi les 5 millions d’usagers annuels de cannabis en France, 30 vont décéder d’un accident cardiaque à un âge jeune (<55 ans) (11). Dans la plupart des cas, le tabac est associé à la consommation de cannabis (15) et dans la moitié des cas de l’enquête DRAMES, un autre produit psychotrope était retrouvé. Sur la totalité des moins de 45 ans, le taux de décès annuel d’origine cardiaque est de 6.2/100 000 (16) alors que ces 30 cas annuels représente un taux de 4.3/100 000 chez les 700 000 usagers quotidiens. Parmi ces 30 décès, 12 seraient dus à une cardiopathie ischémique, soit 0.24/100 000 usagers annuels ou 1/100 000 usagers réguliers ou 1.7/100 000 usagers quotidiens. A titre de comparaison, en 2013, le taux de décès par cardiopathie ischémique est de 2.4/100 000 chez l’ensemble des français de moins de 45 ans (16) (3.8 pour les hommes et 1 pour les femmes).
A regarder ces chiffres on pourrait facilement conclure à tort à un sous-risque, sans considérer le biais de sous déclaration. Pour autant, ces données sont plutôt rassurantes, d’autant qu’en prenant plus de recul, on observe que la mortalité cardiovasculaire a été réduite de 40% depuis les années 1980 grâce aux progrès importants de la médecine interventionnelle alors que dans le même temps la prévalence de l’usage de chanvre a été multiplié par 5 en parallèle.
Pour conclure, le sur-risque n’est pas prouvé scientifiquement
Le niveau de preuve est actuellement insuffisant pour affirmer que l’usage de cannabis par combustion puisse entraîner des décès, bien que cela puisse paraître contre-intuitif. Il est indispensable de mener davantage de recherches sur le sujet avant d’alerter la population. En effet, le sur-risque est actuellement controversé et si tel était le cas, la responsabilité des phyto-cannabinoïdes est loin d’être engagée. L’inhalation de produits chimiques par combustion pourrait probablement être une piste beaucoup plus plausible. Dans tous les cas, ce phénomène est pour l’heure rarement observé et il serait probablement plus facile et plus efficace sur le plan de la santé publique de lutter de façon pragmatique contre la combustion du cannabis, notamment en encourageant la vaporisation, que de lutter contre son usage tout court. En attendant, encourager les usagers quotidiens à se faire suivre par un cardiologue permettrait de disposer de davantage de données tout en renforçant le suivi de ces patients.
Auteur principal : Olivier BERTRAND
Bibliographie :
- Reynaud M1, Luquiens A, Aubin HJ, Talon C, Bourgain C. Quantitative damage-benefit evaluation of drug effects: major discrepancies between the general population, users and experts.- J Psychopharmacol. 2013 Jul;27(7):590-9. doi: 10.1177/0269881113487809. Epub 2013 May 15.
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