Alors que les amateurs de cannabis ont aujourd’hui les yeux rivés sur le continent américain, Lucas a passé l’automne 2018 à Mazar-e-Sharif, au nord de l’Afghanistan. Ayant pu photographier la floraison, la récolte et la fabrication du haschich, il a été impressionné par la diversité des plantes et la simplicité des méthodes agricoles qui produisent toujours ce haschich légendaire.

Des variétés ancestrales aux hybrides modernes, de la résine aux concentrés, et de l’économie souterraine au marché global, le rôle que l’Afghanistan a joué, joue et pourrait jouer, symbolise tous les enjeux de la post-prohibition. Essayons de rembobiner l’histoire du cannabis au-delà des années 60 et d’imaginer le futur de cette plante à travers l’exemple de ce pays Phare. 

1. De l’Afghani à la Skunk 

Plantation de cannabis, Kholm

Il y a aujourd’hui de plus en plus de variétés disponibles sur le marché du cannabis. On s’y perd vite à essayer de rester à la page. Quand c’est possible, on arrive à remonter l’arbre généalogique de ces variétés, parfois jusqu’aux années 60 et souvent jusqu’en Afghanistan. À cette époque les variétés étaient faciles à distinguer et portaient des noms faisant référence à leurs origines géographiques comme l’Afghani, la Thai Stick ou l’Acapulco Gold. Ces variétés sont à la base des hybrides modernes aux noms plus extravagants comme la Cookie Kush ou la Sour Diesel. Le travail de sélection des breeders a permis de développer des plantes plus puissantes et plus rentables. On commence pourtant à réaliser que malgré tous ces noms différents, il n’y a que très peu de variations génétiques entre toutes ces variétés de cannabis modernes. [1]

En effet, à partir d’une poignée de plantes nettement distinctes, la matière première de l’industrie du cannabis s’est homogénéisée en une cinquantaine d’années. Le commerce illégal et la vente de graines par Internet ont quasiment anéanti les variétés ancestrales de beaucoup de producteurs traditionnels. Cette diversité génétique que l’on perd petit à petit aux quatre coins de la planète peut être difficile à comprendre si vous n’avez cultivé que des hybrides modernes. Vous penserez sûrement qu’il y a aussi une diversité de couleur, d’odeur, ou de forme, mais bien souvent, on reste sur des variantes de la Skunk. Avec les landraces (ou variétés ancestrales, autochtones ou traditionnelles), on sort du prisme de la Skunk et toute une palette d’odeurs, de couleurs, et de formes s’offrent à vous. Si vous cultivez des tomates, vous pouvez vous rendre compte de la même standardisation des hybrides au détriment de la diversité des variétés locales. Soyons franc, le résultat est quand même assez remarquable, et tout amateur de cannabis peut apprécier l’intérêt d’une variété hybride à plus de 25 % de THC. On vit d’ailleurs sûrement une époque charnière où les variétés ancestrales sont encore disponibles à côté des hybrides modernes. 

Les variétés afghanes se distinguent principalement par leur ratio de THC/CBD équilibré, [2] avec des taux qui se situent probablement en dessous des 10%. L’Afghanistan possède une des plus ancienne culture du cannabis au monde et a été comme isolé du reste de la planète depuis les années 80. C’est justement à cette période qu’ont émergé les premières banques de graines de cannabis à Amsterdam. Depuis plus de 2000 ans les Afghans cultivent le cannabis pour ses propriétés psycho-actives, et les techniques agricoles n’ont probablement pas beaucoup évoluées depuis. Ainsi, les graines récoltées serviront l’année suivante, et ce, depuis des générations. Les plantes ont donc pu garder le patrimoine génétique caractéristique de leur terroir, et leur diversité. On peut ainsi observer différentes couleurs, différentes formes, différentes odeurs au sein d’un même champ de cannabis afghan.

Quand des variétés ancestrales, génétiquement distinctes disparaissent au profit d’hybrides modernes, génétiquement similaires, toute espèce d’être vivant devient extrêmement vulnérable aux aléas de l’environnement (comme les ravages d’insectes ou les maladies). De même, les landraces, souvent bien moins gourmandes en eau et en nutriment que les hybrides modernes, pourraient aider à lutter contre les dommages environnementaux causés par la culture intensive du cannabis. En Afghanistan, le cannabis semble pousser sans trop d’intervention humaine jusqu’à la récolte qui a lieu entre octobre et décembre. Une fois séchées, les plantes sont tamisées pour produire un haschich huileux dont un des secret semble être ce ratio de THC/CBD équilibré. 

Les variétés ancestrales ont probablement un autre secret : des profils de terpènes spécifiques. Alors qu’il reste encore à identifier tous les terpènes du cannabis, leur rôle thérapeutique n’est plus à démontrer. En plus de participer à la préservation de l’environnement, la protection des variétés ancestrales prend donc encore plus de sens, en vue d’une utilisation thérapeutique du cannabis.

2. Du haschich Afghan au BHO

Chillum du mausolée de Baba Kou

On sait qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant de pouvoir intégrer le cannabis à un traitement thérapeutique fiable et acceptable. Si le rôle des terpènes et du ratio THC/CBD sont établis, on suppose qu’il y a encore des terpènes, des variables du THC et des cannabinoïdes non identifiés. L’avenir de la recherche démontrera peut-être que certaines variétés ancestrales renferment des propriétés curatives uniques, d’où l’importance de leur sauvegarde.

Quand on parle de traitement thérapeutique au cannabis, on se rend compte qu’il est parfois difficile de convaincre un patient de fumer un joint ou de vaporiser du cannabis. La recherche se concentre donc sur des modes d’administration acceptable des composés psycho-actifs du cannabis. Ainsi, nous avons vu ces dernières années apparaître tout un tas de concentrés de cannabis, du BHO aux cristaux. 

Si ces concentrés ont un intérêt récréatif pour ceux qui en veulent toujours plus, ces innovations ont aussi pour but d’isoler les composants psycho-actifs du cannabis afin de pouvoir contrôler et doser les effets d’un traitement, tout en réduisant les effets secondaires. Le plus simple consiste donc à séparer de la plante les trichromes, ces grains de sable résineux contenant les principes actifs du cannabis. On peut ensuite séparer les molécules présentes à l’intérieur des trichromes jusqu’à obtenir la forme la plus pure, les cristaux (de THCA, de CBD…). Entre la plante séchée et les cristaux, il existe toute sortes de concentrés de cannabis comme la Rosin ou l’huile RSO. Curieusement, la technique du BHO, pour Butane Hash Oil (consistant à transformer du haschich en huile plus concentrée) aurait été développée par les membres de la Brotherhood of Eternal Love (une fraternité hippie américaine) afin de rentabiliser leur trafic de haschich afghan. [3] Cette méthode, un peu oubliée depuis la fin des années 70, a refait surface à la fin des années 90 et relancé la recherche sur la purification des concentrés de cannabis.

Il est encore assez difficile de remonter aux origines du haschich, mais on peut effectivement penser que l’Asie Centrale en est le berceau. Une légende afghane raconte qu’au moyen-âge, un ascète errant, Baba Kou, aurait inventé le haschich, car il se baladait autour de la ville de Balkh en distribuant un remède fait de pastilles brunes. L’histoire n’est pas très claire, mais il aurait disparu un beau matin d’où son nom qui signifie ‘Où est Baba?’. La ville de Balkh, au Nord de l’Afghanistan était un carrefour majeur de la route de la soie, ville de naissance du poète Rumi, conquise successivement par Alexandre Le Grand, l’empire bouddhiste des Kouchans et les Arabes, puis rasée par Gengis Khan. Le mausolée de Baba Kou, est aujourd’hui un lieu de pèlerinage pour certains Afghans. Son gardien allume volontiers une pipe à eau remplie de haschich en prononçant les mots suivants : 

‘Baba Kou, ta tombe est un jardin de fleurs, que ce soit l’été ou l’hiver !’

Chaque cultivateur de cannabis en Afghanistan a ses petits trucs pour fabriquer du haschich, mais d’une manière générale les plantes sont tamisées dans des tamis aux mailles de plus en plus fines, afin de récolter la poudre de résine (dry sift). La poudre peut ensuite être conservée dans des pots en terre cuite, des peaux de bête, ou moins traditionnellement, dans des sacs en plastiques. Avant d’être consommée cette poudre de résine est pressée et chauffée jusqu’à obtenir une pâte lisse et malléable, qui bulle à proximité d’une flamme, avant de se liquéfier. Une fois pressé, le haschich peut être consommé dans une cigarette, une pipe à eau, ou bien simplement en le jetant sur des braises et en aspirant les vapeurs avec une paille (tout en gardant de l’eau dans la bouche).

3. Pour un haschich AOP

Alors qu’en occident, on essaye de créer des concentrés de cannabis à partir de nos hybrides modernes et à l’aide de solvants chimiques ou de machines hors de prix, les Afghans ont su sélectionner des plantes résineuses et développer une méthode simple, rapide et efficace pour récupérer cette résine.

Résine de cannabis chauffée après pressage à la main

On pourrait penser que l’Afghanistan est assis sur un trésor, qui ne concerne pas seulement le cannabis (il y a aussi les carottes, les melons, les chiens…). Pourtant, l’illégalité de la plante et les conflits ravageant le pays depuis plus de 40 ans, le privent d’un rôle majeur dans cette industrie émergente. Il ne fait aucun doute que les cultivateurs de cannabis et les producteurs de haschich afghans possèdent des techniques et un savoir-faire inestimables, qui combinés aux avancées technologiques et théoriques actuelles, pourraient bénéficier à la planète entière. Or, dans la province de Balkh, beaucoup de cultivateurs se plaignent d’une pression grandissante des autorités ces dix dernières années, les forçant à récolter plus tôt pour éviter les saisies.

Paradoxalement, l’état tragique de l’Afghanistan a très certainement contribué à la préservation du cannabis, de manière plus efficace que n’importe quel programme international de préservation de l’environnement. L’illégalité de la plante en revanche, met plus que jamais en danger ses cultivateurs ainsi que le patrimoine génétique et culturel du cannabis. Plus encore, le commerce illégal bénéficie sans aucun doute aux différents groupes revendiquant leur autorité sur une route, une province ou le pays entier, au détriment de la population afghane.

Il parait utopiste de croire que le marché du cannabis puisse réguler un échange de savoir et protéger ce qui peut encore l’être, de façon équitable et éthique. Il en incombe donc aux gouvernements et aux organisations internationales de décriminaliser la culture du cannabis, de favoriser la recherche et l’échange des connaissances et de préserver le patrimoine génétique et culturel de cette plante. Ces politiques de labellisation, d’appellation d’origine protégée ou encore de commerce équitable (même si elles sont largement dévoyées par les industries) sont cruciales pour que cette plante bénéficie au plus grand nombre.

Pins du tampon pour haschich et du drapeau afghan entourant un morceau de haschich.

Enfin, si vous avez déjà baroudé pour trouver du cannabis traditionnel (plutôt que pour ‘chasser des variétés’), l’Afghanistan apparaît comme un mirage de moins en moins accessible, à juste raison. Pourtant, la réputation de son haschich perdure depuis le XVe siècle. Ces dix dernières années, la culture globale du cannabis s’est largement détournée des techniques traditionnelles, au profit des avancées technologiques. Or certains amateurs de cannabis, désireux de renouer avec l’usage traditionnel de cette plante, ne se retrouvent pas forcément dans cette culture du cannabis macdonaldisée. Le manque de diversité ne pourra pas se cacher éternellement derrière une taxonomie opaque et une imagination débordante. Tôt ou (trop) tard, l’Industrie, les gouvernements et les organisations internationales comprendront que les héritages afghans, chinois, iraniens, indiens ou népalais sont essentiels pour garantir la diversité de produits réclamée par tous les consommateurs (de soins) de cannabis.

Par Lucas Strazzeri aka @lucaswiseup 

Pour aller plus loin : 
Bibliographie : 
  1. “Humans and the Cannabis plant share an intimate history spanning millennia. Humans spread Cannabis from its Eurasian homelands throughout much of the world, and, in concert with local climatic and human cultural parameters, created traditional landrace varieties (cultivars resulting from a combination of natural and farmer selection) with few apparent signs of domestication. Cannabis breeders combined populations from widely divergent geographical regions and genepools to develop economically valuable fiber, seed, and drug cultivars, and several approaches were used with varying results. The widespread use of single plant selections in cultivar breeding, inbreeding, and the adoption of asexual reproduction for commercial drug production, reduced genetic diversity and made many present-day cultivars susceptible to pathogens and pests. The great majority of drug Cannabis cultivars are now completely domesticated, and thus are entirely dependent on humans for their survival. Future ramifications remain to be realized.”

Robert C. Clarke & Mark D. Merlin (2016). Cannabis Domestication, Breeding History, Present-day Genetic Diversity, and Future Prospects. Critical reviews in plant sciences, 35(5-6), 293-327.

  1. “Traditional Asian hashish is typically rich in both the intoxicant THC and the noneuphoriant CBD, and indica type land races have been particularly selected for making hashish. By contrast, most high-THC sativa type cultivars have been selected just for THC, and indeed, most have limited or no CBD. An explanation for the presence of CBD in traditional hashish land races was offered by Clarke and Watson (2006): “Hashish cultivars are usually selected for resin quantity rather than potency, so the farmer chooses plants and saves seed by observing which one produces the most resin, unaware of whether it contains predominantly THC or CBD.””

Small E. (2017). Cannabis: a complete guide. Boca Raton: CRC Press & Taylor Francis Group.

  1. “In Afghanistan the new product was hash oil. Stark had inspired its creation in Afghanistan by suggesting to the Brothers the idea of taking Andrist’s process out to Asia and subverting the dominant position of the Tokhis, who were still distrusted as “hotel hustlers.” He went further, proposing that he should go out to Afghanistan with an idea taken from a contact Solomon had furnished in Britain. Instead of producing hash oil, it might be possible to take the process further and turn the oil into a powder which was even easier to transport.”

Tendler S., May D. (1984). The Brotherhood of Eternal Love. Panther.