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Introduction

L’application des méthodes de transgenèse au secteur des cannabinoïdes fait l’objet d’une certaine anticipation parmi les usagers et les professionnels du secteur. L’une de ces applications est le développement de souches de micro-organismes génétiquement modifiés producteurs de phytocannabinoïdes. Ce nouveau mode de production représente potentiellement une menace pour les producteurs et transformateurs de « fleurs » de Cannabis sativa (cannabis/chanvre) du fait qu’il se présente comme une technologie substituable à la plante.

Cet article vise à dresser un état des lieux pluridisciplinaire concernant ces nouvelles biotechnologies. Il propose également des éléments de réflexion quant à l’évolution possible des marchés concernés et aux potentielles conséquences pour les acteurs s’appuyant sur C. sativa, particulièrement en Europe et en Amérique du Nord.

Sera d’abord proposé un tour d’horizon du paysage économique propre au secteur des produits contenant des phytocannabinoïdes. Une fois ce contexte posé, nous nous pencherons sur ces nouvelles biotechnologies afin d’appréhender leur potentiel d’un point de vue technique. Le potentiel de ces micro-organismes sera ensuite abordé sous un angle financier. Enfin, sera proposé un raisonnement prospectif visant à anticiper les conséquences du développement de ce mode de production pour les acteurs s’appuyant sur C. sativa.

Clarification de la sémantique utilisée dans l’article

Le terme de “filière microbiologique” sera utilisé pour faire référence aux filières s’appuyant sur des micro-organismes génétiquement modifiés, et le terme de “filière C. sativa” correspondra aux filières utilisant l’espèce C. sativa.

Par souci de clarté, nous utiliserons le terme « herbal » pour faire référence aux sommités de C. sativa, bien qu’il serait plus exact de parler d’infrutescences parthénocarpiques ou de racèmes composés ramifiés portant des fruits parthénocarpiques (1, 2).

Le terme “phytocannabinoïde” correspondra à un cannabinoïde déjà présent dans la nature (un cannabinoïde pouvant être biosynthétisé par des êtres vivants n’ayant pas subi de modifications génétiques de leurs voies de biosynthèse, en d’autres mots) tel que le THC ou le CBD, par exemple. A l’opposé, le terme « néocannabinoïde » correspondra à un cannabinoïde ne pouvant être biosynthétisé par un être vivant n’ayant pas subi de modifications génétiques de ses voies biochimiques (1).

Enfin, les termes « microbien » et « microbiologique » feront référence aux micro-organismes : l’adjectif « levurien » correspondra plus précisément aux levures (Saccharomyces cerevisiae, notamment) et l’adjectif « bactérien » aux bactéries (Escherichia coli, notamment).

La filière Cannabis sativa sous pression

Dressons d’abord un panorama du paysage économique de la filière C. sativa à l’échelle mondiale. 

L’expansion de la demande légale est une tendance de fond importante. Les marchés s’ouvrent à un rythme soutenu au fur et à mesure que les législations évoluent. Ainsi, dans son rapport de février 2020, le cabinet d’études Grand View Research annonçait une taille prévisionnelle de 73,6 Md d’US$ pour le marché mondial du cannabis en 2027 (contre 17,7 Md d’US$ en 2019).

La filière compte de nombreux acteurs de grande envergure. On compte notamment parmi eux les entreprises productrices canadiennes : Canopy Growth (6,1 Md d’US$ de capitalisation boursière au 05/07/20), Cronos Group (2,1 Md d’US$), Aurora Cannabis (1,4 Md d’US$), Aphria (1,1 Md d’US$) (liste non exhaustive). L’entreprise britannique GW Pharmaceuticals (3,9 Md d’US$) s’illustre également en tant que pionnière du marché du cannabis médical. Les États-Unis regorgent eux aussi d’entreprises cannabiques, la plus importante en termes de capitalisation boursière étant CuraLeaf Holdings (3,1 Md d’US$).

Toutefois, on note que le phénomène de green rush (phénomène de croissance exponentielle de la taille des marchés cannabiques) et la phase d’afflux important de capitaux sont terminés dans plusieurs États (Oregon, Californie, Canada…). Cette maturation des marchés entraîne un changement de stratégie de la part des entreprises qui subissent pour certaines des pressions importantes de la part de leurs actionnaires au sujet de leur rentabilité, notamment au Canada où les recettes du premier semestre 2020 n’ont pas été à la hauteur des prévisions.

Il est possible de faire ressortir plusieurs grands facteurs expliquant les décisions stratégiques opérées par les acteurs de la filière C. sativa :

  • L’évolution des législations est le premier facteur à considérer. En effet, les lois définissent la nature des produits commercialisables, leur taxation et la taille de la clientèle concernée.

  • La concurrence entre producteurs est un autre facteur à prendre en compte afin de comprendre les choix des entreprises du secteur. Sur le court terme, elle prend la forme d’une compétition pour l’accès aux nouveaux marchés et à leurs clients. A terme, elle se focalisera notamment sur la réduction des coûts de production et de commercialisation. Avec la baisse du prix de vente, le mécanisme d’économies d’échelle deviendra un levier d’une importance prépondérante, donnant a priori un avantage aux acteurs dont les volumes de production sont les plus élevés.

  • Dans le cas des marchés médicaux, les prescripteurs et leurs préférences en termes de spécialités pharmaceutiques sont voués à jouer un rôle d’une importance croissante au niveau de l’orientation de la demande vers certains segments (celui des concentrés vaporisables qui a été retenu pour l’expérimentation française, par exemple), à mesure que ces marchés s’ouvrent et que le personnel soignant est formé au sujet des usages médicaux du cannabis.

  • Dans le cas des marchés dédiés aux usages récréatifs et bien-être, ce sont notablement les tendances de consommation qui dirigent l’offre, elles-mêmes influencées par plusieurs facteurs dont le prix de vente, la qualité perçue et l’image de marque des différents produits.

Les biotechnologies et leur potentiel technique

C’est dans ce contexte compétitif et encore instable que la filière microbiologique est en train de se développer. Rentrons maintenant dans le vif du sujet.

La publication récente de Luo et al. (2019) nous révèle l’état d’avancement de la technologie d’un point de vue scientifique. Cette équipe de recherche de l’université de Berkeley (E.U.) a mis au point des levures capables de produire de nombreux phytocannabinoïdes (CBGA, THCA, CBDA, THCVA, CBVA) à partir de galactose : un sucre simple peu coûteux (3). Pour cela, les chercheurs ont eu recours à des plamsides afin d’introduire dans le génome de l’espèce S. cerevisiae les gènes codant pour les enzymes responsables de la voie biochimique des phytocannabinoïdes (fig. 1). Les séquences codantes ont été prélevées depuis C. sativa et Humulus lupulus (houblon), tous deux membres de la famille des Cannabacées, mais aussi depuis une bactérie du genre Streptomyces. S. cerevisiae, l’organisme receveur, n’est nulle autre que l’espèce de levure très largement utilisée en panification et en fermentation alcoolique (vin, spiritueux, bière, etc.). 

Figure 1. Voie biochimique recréée par Luo et al. (2019) au sein de souches de S. cerevisiae. (Jay Keasling lab, UC Berkeley)Figure 1. Voie biochimique recréée par Luo et al. (2019) au sein de souches de S. cerevisiae.
(Jay Keasling lab, UC Berkeley)

Les souches conçues ont été mises en culture dans des bioréacteurs. Suite à la fermentation, les levures en question sont lysées (c’est-à-dire que leur membrane plasmique est dégradée), puis les cannabinoïdes qu’elles contenaient sont extraits, le tout étant réalisé via des procédés de nature variée (dégradation enzymatique, extraction liquide-liquide, agitation mécanique, centrifugation, évaporation, filtration). 

Ces phytocannabinoïdes sont strictement identiques à ceux produits par C. sativa. Mais les chercheurs ont également créé des souches produisant des néocannabinoïdes, dans une optique médicale. Cet article ne traite pas de cette dernière catégorie de molécules.

Ce mode de production semble présenter un potentiel technico-économique important. En effet, il permet potentiellement de produire des cannabinoïdes à un prix très compétitif du fait, entre autres, de la faible valeur des substrats de fermentation nécessaires et de l’automatisation de la fermentation et de l’extraction. Il implique également un risque de contamination relativement faible car l’exclusion des contaminants (produits phytosanitaires, micro-organismes pathogènes, métaux lourds, etc.) du processus de production est plus facile à réaliser du fait que la mise en culture prend place dans un milieu totalement contrôlé, substrats compris. A titre indicatif, en Californie, les analyses chimiques réglementaires et les pertes en cas de dépassement des normes représentaient 10 % du prix de vente en gros du cannabis en 2019 (4).

Toutefois, ce grand potentiel doit être mis en regard du défi scientifique que représente l’industrialisation de ce type de mode de production. Peu d’entreprises ont su le rendre économiquement viable (5). Les souches conçues par Luo et son équipe sont en mesure de produire des cannabinoïdes à des concentrations ne dépassant pas 136 mg/l (dans le liquide de culture des bioréacteurs), sachant que la souche présentant ce rendement “record” (yCAN14) utilise l’acide olivétolique (molécule dont la production est nettement plus coûteuse par rapport au galactose) comme substrat pour synthétiser du CBGA. Tandis qu’une production industrielle demande des concentrations supérieures à 50 g/l (5). Cependant, la performance des souches développées par les entreprises privées n’est pas connue précisément.

La production d’insuline est l’un des rares cas dans lequel le procédé microbiologique a supplanté le procédé précédent, mais cet ancien mode de production (extraction à partir de pancréas de vaches ou de cochons ) est peu comparable à la culture chanvrière. On peut aussi penser à l’artémisinine, molécule active utilisée pour le traitement de la malaria, qui est actuellement produite à 75 % par l’armoise annuelle (Artemisia annua) cultivée en Asie et en Afrique, et à 25 % par des levures génétiquement modifiées. Dans ce cas, la domination du marché par le mode de production agricole est due au fait que le procédé microbiologique n’est pas encore suffisamment compétitif. 

Enfin, l’expression de ce potentiel est aussi un défi de nature économique car de grands investissements sont nécessaires (en recherche et développement, notamment). Abordons donc l’aspect financier de cette technologie naissante.

La filière microbiologique naissante

Le potentiel des micro-organismes producteurs de cannabinoïdes a su attirer l’attention de nombreux acteurs cherchant à relever le défi économique et scientifique que représente l’industrialisation de ce mode de production.

On note d’abord les subventions fournies par des organismes publics états-uniens et canadiens en direction de la filière microbiologique : en 2018, le National Research Council Canada Industrial Research Assistance Program a accordé une subvention d’un demi-million de dollars américains à InMed Pharmaceuticals pour le développement d’un procédé de production de phytocannabinoïdes mineurs via des souches d’E. coli (bactérie) génétiquement modifiées (fig. 2). Côté états-unien, une instance des National Institutes of Health a accordé près de 1,5 M d’US$ à Librede, en 2018 également, afin de participer à l’effort requis pour l’industrialisation du procédé de biosynthèse microbiologique de CBD déjà créé par l’entreprise.

Figure 2. Procédé développé par InMed Pharmaceuticals (IntegraSynTM) (InMed Pharmaceuticals Inc.)Figure 2. Procédé développé par InMed Pharmaceuticals (IntegraSynTM)
(InMed Pharmaceuticals Inc.)

Mais ce sont les grandes entreprises canadiennes du cannabis qui se placent en tant qu’investisseurs prépondérants pour la filière microbiologique. On retrouve parmi elles Organigram qui a investi 10 M d’US$ chez Hyasynth Biologicals en 2018 (entreprise montréalaise qui s’est montrée capable de produire du CBG avec des levures dès 2016 et qui commercialise déjà des phytocannabinoïdes levuriens au Canada), mais aussi Aurora Cannabis, nouveau propriétaire de l’entreprise Anandia Laboratories depuis 2018 (Aurora ne communique pas à propos de la biosynthèse levurienne mais a déposé un brevet qui y fait allusion), ou encore Cronos Group qui a mis en place un partenariat avec l’entreprise Ginkgo Bioworks en 2018.

Dans le cas du partenariat Cronos-Ginkgo, cette dernière entreprise, spécialisée en biotechnologies, s’est engagée pour 100 M d’US$ à concevoir des souches génétiquement modifiées et à mettre au point un procédé produisant les phytocannabinoïdes suivants à un coût de production inférieur à 1000 US$/kg (soit environ 891 €/kg au 04/07/2020) : THCA, CBDA, CBCA, CBGA, THCVA, CBGVA, CBDVA et CBCVA (sous cette forme acide ou sous forme décarboxylée). La réalisation de ces objectifs conditionne le paiement de Ginkgo, ce qui indique a priori que l’entreprise est confiante. A titre de comparaison le prix au kg du CBD (isolate) sur le marché états-unien en octobre 2019 était d’environ 2500 US$ (soit environ 2227 €/kg).

En juin 2019, Cronos a annoncé l’acquisition d’une usine afin de produire en quantités industrielles des phytocannabinoïdes par la voie levurienne. D’après Jim Plamondon, vice-président marketing chez Thai Cannabis Corporation, Cronos compte d’abord vendre à l’industrie pharmaceutique à un prix légèrement inférieur au prix de la filière C. sativa. Puis, lorsqu’une capacité de production suffisante aura été atteinte, “inonder” le marché à un prix suffisamment bas pour accaparer les parts de marché.

D’autre part, les entreprises du secteur du tabac étant renommées pour leurs méthodes stratégiques visant à maximiser leurs profits (42), il est intéressant de noter que Cronos Group a reçu un investissement de 1,8 Md d’US$ de la part du groupe Altria (anciennement Philip Morris).

Enfin, Jay Keasling, l’un des auteurs de l’étude mentionnée plus haut, a lui aussi rejoint ce yeast rush (ruée vers la levure). Il a créé, dès 2015, l’entreprise Demetrix, afin d’exploiter à des fins commerciales le savoir-faire développé lors des recherches. Cette entreprise états-unienne profite ainsi, grâce à un accord avec l’université de Berkeley, d’une licence exclusive sur le procédé décrit par Luo et al. (2019) (6) et s’offre une place parmi les acteurs de la future filière microbiologique.

Quelles conséquences pour la filière C. sativa ?

Maintenant que les présentations sont faites, penchons-nous sur la menace que l’arrivée de ces nouveaux acteurs peut représenter pour la filière C. sativa.

Scenario catastrophe pour la filière C. sativa

Considérons d’abord le pire déroulement possible des événements pour la filière C. sativa : la filière microbiologique parvient à s’industrialiser et se voit octroyer l’autorisation de commercialiser ses produits sur tous les marchés légaux.

Dans ce cas, les ventes du segment fleurs et de certains produits appartenant au segment concentrés (haschich et autres concentrés traditionnels) ne seraient a priori pas directement mis en danger. En effet, ils ne semblent pas être substituables par des produits de la filière microbiologique du fait qu’ils contiennent des tissus végétaux (des trichomes et d’autres fragments végétaux).

Cependant, le fait que certains usagers aient déjà pu se tourner vers le « cannabis synthétique » (qui prend la forme de matière végétale sur laquelle sont pulvérisés des néocannabinoïdes) laisse penser que ces produits traditionnels ne sont pas totalement l’abri d’entrer en compétition avec des répliques microbiologiques.

De plus, on observe une baisse de la part de marché du segment herbal au profit du segment concentrés (produits vaporisables, essentiellement), notamment. Le cabinet d’études états-unien BDS Analytics prévoit un dépassement de la demande en produits herbaux par celles en concentrés (en valeur) sur les marchés états-uniens dès 2022. Ce dépassement a déjà eu lieu dans l’État de Californie en 2018. C’est le mode de consommation par vaporisation de concentrés qui porte cette évolution. Il est le moteur des ventes du segments des concentrés. Or, la filière microbiologique est a priori en mesure de concevoir des produits appartenant à ce segment (plus à ce sujet par la suite).

Ainsi, la filière C. sativa risque de se trouver en compétition directe avec la filière microbiologique dans le cas de tous les autres segments. En effet, si l’on reprend l’exemple des concentrés vaporisables, on peut facilement imaginer un concentré pour vape pen composé d’un assemblage de phytocannabinoïdes microbiens et de terpènes synthétisés artificiellement ou extraits d’autres plantes que C. sativa. Des mélanges de terpènes imitant des cultivars de cannabis sont déjà commercialisés actuellement. On peut aussi imaginer qu’un tel produit serait en mesure d’exploiter l’effet entourage (7) en répliquant les chémotypes des cultivars de C. sativa.

Il n’y a a priori pas de différence entre les phytocannabinoïdes issus de C. sativa et leurs homologues microbiologiques en termes de possibilités de forme de produits (concentrés à l’exception de ceux cités plus haut, produits comestibles, etc.) et de voie de consommation (inhalée, cutanée, orale, etc.).

Toujours dans le cadre de ce scénario catastrophe pour la filière C. sativa, il est possible, en adoptant un point de vue plus global, de faire apparaître plusieurs facteurs susceptibles de jouer un rôle prépondérant dans le développement à venir de la filière microbiologique et dans l’évolution subséquente de la filière C. sativa  :

  • Le coût de production de chaque filière est un facteur majeur car un prix de vente relativement faible est un argument de vente très puissant. Comme évoqué plus haut, les phytocannabinoïdes microbiens ont le potentiel d’être commercialisés à un prix inférieur à celui pratiqué par la filière en place.

  • Le procédé de production propre à la filière C. sativa jouit cependant d’une meilleure scalabilité. En effet, il “suffit” d’étendre la surface cultivée et de multiplier les outils agricoles et d’extraction pour augmenter le volume de production, tandis que cette même augmentation demande nettement plus de moyens financiers et scientifiques dans le cadre du procédé microbiologique. Toutefois, la limitation de la capacité de production de la filière microbiologique ne sera que temporaire si les investissements continuent d’affluer.

  • L’image et le statut légal portés par C. sativa peuvent aussi jouer en sa défaveur. Cette espèce est illégale dans la majorité des pays du monde et est souvent associée dans l’imaginaire collectif au stéréotype de “la drogue” (substance nécessairement toxique dont l’usage est immoral). Ainsi, comme le suggère Jim Plamondon, il est possible que certains États soient plus enclins à autoriser une mise sur le marché de phytocannabinoïdes à usage médical si ceux-ci ne sont pas produits à partir de cette plante.

  • Au sein des marchés médicaux, les préférences des prescripteurs sont un autre facteur à considérer. Le corps soignant est habitué à mettre en œuvre des médicaments standardisés dont la composition et la pureté sont garanties. Ce type de produits peut être fabriqué par les deux filières, cependant, la filière microbiologique présente un avantage comparatif du fait que la purification des cannabinoïdes est moins onéreuse dans son cas (comme expliqué plus haut).

  • Également dans le domaine médical, l’existence de systèmes phytopharmaceutiques (herboristerie, médecine traditionnelle, etc.) dans de nombreux Etats à l’échelle mondiale pourrait favoriser la survie du segment herbal au sein des marchés médicaux. A titre d’exemple, la Pharmacopée Française comporte une section spéciale “drogues végétales”, et les dispositions de l’article L. 4211-1, 5° et du décret n° 2008-841 du 22 août 2008 permettent la vente en pharmacie de nombreuses plantes médicinales, dont certaines sans ordonnance.
  • Enfin, l’acceptabilité sociale des OGM doit bien-sûr être considérée comme un facteur majeur, particulièrement dans le cas des marchés récréatifs et bien-être. L’image des OGM alimentaires dans l’opinion publique est négative au sein de l’Union Européenne, tandis que ces denrées sont sensiblement plus acceptées aux États-Unis, et que la population canadienne se place dans un entre-deux. De plus, l’argument “produit naturel” est très porteur pour les produits contenant des phytocannabinoïdes. Le marché bien-être porte sur des produits contenant du CBD (ou d’autres phyotcannabinoïdes considérés comme non psychoactifs) perçus notamment comme des anxiolytiques ou des antalgiques “naturels“. Or, les OGM ne rentrent pas dans le champ du concept de nature aux yeux de nombre de consommateurs, bien que la mention « naturel » leur soit autorisée dans certains cas.
  • Qui plus est, une certaine partie des usagers a développé une forme de culture autour de la plante, lui donnant ainsi une place au sein de l’expérience de consommation et dans la perception qu’ils ont de ces produits. De plus, une culture comparable à celle entourant le secteur vinicole émerge aux États-Unis (transposition du concept de terroir, création d’appellations d’origine contrôlée, développement de l’interpening, homologue cannabique de l’œnologie, etc.). Un produit microbiologique ne pourrait pas s’inscrire dans une telle dynamique.

Barrières légales

Maintenant que le pire scénario possible a été envisagé, nous pouvons tenter de faire entrer en ligne de compte les facteurs législatifs et réglementaires. En effet, pour que les ambitions de la filière microbiologique se réalisent, un cadre législatif favorable est une condition sine qua non

États-Unis et Canada

Abordons d’abord le cas des États-Unis et du Canada étant donné que les technologies de production de cannabinoïdes par des micro-organismes en sont originaires.

Ces deux pays ont des approches législatives relativement permissives au sujet des OGM.
Prenons les plantes génétiquement modifiées à usage agricole comme indicateurs contextuels de l’acceptation sociale de la transgénèse. Au Canada, la majorité de la production de colza, de maïs et de soja est issue de variétés génétiquement modifiées (près de 100 %, 80 % et 60 %, respectivement). Aux États-Unis, les surfaces semées en maïs, soja et coton sont également majoritairement semées avec des variétés obtenues par transgenèse (92 %, 94 % et 98 %, respectivement, pour l’année 2019). La mention de la présence d’OGM sur l’emballage d’un produit n’est pas obligatoire dans l’une comme l’autre de ces nations.
Par ailleurs, à titre indicatif, les deux pays nord-américains font partie des 26 États (sur 198) n’ayant pas ratifié le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques. Ce protocole vise à réguler les échanges internationaux d’OGM afin de minimiser les risques et à responsabiliser les États exportateurs de ces organismes.

Aux États-Unis, en 2009, la FDA (Food and Drug Administration, équivalent de l’ANSM et de l’ANSES en France) avait déjà autorisé la mise sur le marché de 200 médicaments impliquant un OGM dans leur production (8). Les médicaments issus d’OGM sont soumis aux mêmes régulations que les autres. Ce cadre légal ouvert est cohérent avec la décision des National Institutes of Health de subventionner le développement de souches bactériennes productrices de CBD, comme mentionné plus haut.

Au Canada, les médicaments issus d’OGM sont régulés par l’Annexe D de la Loi sur les aliments et drogues, catégorie comprenant également des médicaments non issus d’OGM. Ils sont soumis à une série d’évaluations pour pouvoir être commercialisés. Cronos a « reçu confirmation que cette méthode production est permise sous la Loi sur le cannabis », texte régulant les activités et les produits lés au cannabis. Et, là-aussi, un organisme public a choisi de subventionner le développement d’un procédé de production de phytocannabinoïdes par des souches de bactéries (E. coli).

Ces éléments, conjugués à l’autorisation de commercialisation de phytocannabinoïdes levuriens déjà obtenue par Hyasynth Biologicals au Canada, indiquent qu’il semble assez improbable que le cadre législatif soit un obstacle pour la mise sur le marché de phytocannabinoïdes microbiologiques à visée médicale en Amérique du Nord.

Cependant, l’accès aux marchés bien-être et récréatifs reste difficile à anticiper du fait de la singularité des produits qu’ils comprennent. De plus, l’espèce C. sativa faisant l’objet d’un régime légal d’exception (pour des raisons politiques, raciales, économiques, etc.), les régulations la concernant sont singulières, ce qui diminue la fiabilité des prévisions quant à l’évolution du cadre légal en Amérique du Nord comme ailleurs.

Union Européenne et France

Côté européen, le cadre législatif est sensiblement moins accueillant pour la transgenèse.

En reprenant le même indicateur contextuel que précédemment, on note que le seul OGM à usage agricole ayant été autorisée par l’Union Européenne est la variété de maïs MON810 (maïs Bt). Elle a ensuite été interdite à l’échelle nationale par la France et par 18 autres États membres. Depuis 2017, l’Espagne et le Portugal sont les deux seuls pays de l’U.E. à cultiver cette variété. Elle occupait près de 30 % de la surface cultivée en maïs en 2018 à l’échelle de ces deux pays. Toutefois, les importations d’OGM sont autorisées. Elles prennent principalement la forme de soja en provenance du continent américain.

Des organismes génétiquement modifiés sont mis en culture en France “en milieu confiné (sans contact avec la population ou l’environnement), à des fins de recherche ou pour diverses applications dans l’industrie, telles que la production de protéines thérapeutiques” comme l’hormone de croissance humaine ou l’insuline. En 2012, 12 médicaments impliquant dans leur production un organisme dont le génome a été manipulé étaient présents sur le marché français, dont l’insuline mais aussi le vaccin contre le HPV.

Toutefois, bien que les « produits obtenus à l’aide de techniques de recombinaison de l’ADN » soient listés dans la Pharmacopée Européenne (monographe 0784E), les barrières légales face aux médicaments de ce type sont plus importantes. Une entreprise désireuse de commercialiser et/ou de mettre en culture un OGM au sein de l’U.E. doit se soumettre à une série d’épreuves légales, à l’échelle de l’U.E. puis à l’échelle nationale visant d’abord à évaluer l’innocuité et l’impact environnemental du produit. Plusieurs acteurs sont consultés avant le vote des États membres : l’AESA (agence européenne chargée de l’évaluation des risques dans le domaine des denrées alimentaires et des OGM, ou EFSA en anglais), les organismes dédiés de chaque État membre (l’ANSES et le Haut Comité des biotechnologies pour la France) et la société civile.

Dans le cas de l’utilisation confinée de micro-organismes génétiquement modifiés, c’est la directive 2009/41/CE qui s’applique à l’échelle nationale. Et à titre d’exemple, le gouvernement français dispose également du Haut Comité des biotechnologies (HCB), instance indépendante qui “formule notamment des avis sur les risques pour l’environnement et la santé publique que peuvent présenter les différentes utilisations possibles des OGM”. De plus, le HCB “se prononce […] sur les impacts économiques et sociaux relatifs aux OGM, et se penche sur les questions éthiques qu’ils soulèvent”. Ce comité a créé un manuel portant, entre autres, sur la production de principes actifs grâce à des OGM en France.

Au-delà de l’aspect sanitaire et environnemental, la directive 2001/18/CE, modifiée par la directive (UE) 2015/412, permet à chaque État membre d’interdire une variété végétale génétiquement modifiées à usage agricole sur son sol, par exemple pour des motifs socio-économiques, indépendamment de la décision communautaire issue du vote (au même titre que la variété MON810 a été interdite par 19 pays européens après son autorisation par l’U.E.). Par ailleurs, cette directive ne s’applique donc pas aux micro-organismes génétiquement modifiés.

D’autre part, l’importation de phytocannabinoïdes microbiens dépourvus de résidus de matériel génétique modifié pourrait a priori permettre aux producteurs de la filière microbiologique d’atteindre le marché européen sans se soumettre au parcours légal décrit ci-dessus.

Il apparaît donc que, malgré un paysage légal plus hostile, les produits contenant des phytocannabinoïdes issus de la filière C. sativa ne sont pas à l’abri de se voir concurrencés par leurs homologues microbiens sur les marchés européens à l’avenir. Cependant, l’U.E. et ses États membres n’ayant pas encore légiféré au sujet de ces biotechnologies, l’accessibilité légale future de ces marchés aux phytocannabinoïdes microbiens est difficile à anticiper.

Un avenir incertain

L’industrialisation de la production de phytocannabinoïdes par des souches de micro-organismes génétiquement modifiés est une menace sérieuse pour les filières agricoles en place (« filière C. sativa« ). Plusieurs éléments appuient cette thèse :

  • De grandes entreprises productrices appartenant aux filières agricoles investissent dans le développement de ces biotechnologies.

  • Ces dernières ont le potentiel de présenter un coût de production nettement inférieur à celui permis par C. sativa actuellement.

  • Au Canada et aux États-Unis, le contexte politique et légal pourrait a priori permettre aux phytocannabinoïdes microbiens d’être produits et commercialisés à grande échelle. 

  • Dans le cas des marchés médicaux, le prix potentiellement inférieur et la préférence du corps soignant pour des produits standardisés font pencher la balance en faveur des micro-organismes.

Mais d’autre part, la filière C. sativa ne semble pas être condamnée, comme le laissent penser les points suivants :

  • Cette filière fournit un nombre croissant d’emplois que les gouvernements devront prendre en considération.

  • Le domaine des produits contenant des phytocannabinoïdes porte une culture plutôt défavorable à la redirection de la demande vers les phytocannabinoïdes microbiens, dont l’image auprès des usagers est différente. L’acceptabilité sociale de ces derniers n’est pas acquise.

  • La filière microbiologique doit encore démontrer sa capacité à s’industrialiser, tandis que la filière C. sativa jouit déjà d’une bonne scalabilité.

  • De nombreux États, dont la France, présentent un cadre légal favorable aux activités phytopharmaceutiques (herboristerie, médecine traditionnelle, etc.). Cela pourrait favoriser la survie au sein des marchés médicaux du segment herbal.

En France, la régulation des cannabinoïdes commence à peine à être réfléchie, au travers de la mission d’information commune sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis lancée en janvier 2020 et avec l’expérimentation de l’usage médical qui démarrera en janvier 2021. Avec un tel retard en la matière, il est possible de douter du fait que le pouvoir législatif ait connaissance du développement actuel de nouveaux moyens de production et des enjeux que cela représente. Il serait donc opportun que la mission d’information actuellement à l’œuvre prenne conscience de ces enjeux et de leurs implications aussi bien éthiques que socio-économiques.

Au sein de l’U.E., l’absence de signaux gouvernementaux favorables aux cannabinoïdes microbiens (contrairement au cas du Canada et des États-Unis) et de législation leur étant dédiée empêche de conclure de manière suffisamment fiable quant à l’accessibilité légale future des marchés européens à ces composés.

D’un point de vue global, il semble important que les acteurs de la filière C. sativa se saisissent du sujet afin de défendre la pérennité de leurs activités face aux nouvelles technologies de substitution que sont les procédés de synthèse de phytocannabinoïdes se passant de l’espèce C. sativa. Les micro-organismes génétiquement modifiés ne sont qu’une voie de synthèse alternative parmi d’autres cherchant à se substituer au moins partiellement à la production agricole.

Remerciements à Florent Buffière pour son suivi tout au long du processus de rédaction et de publication de l’article, ainsi qu’à Kenzi Riboulet-Zemouli pour son regard critique et ses suggestions aussi nombreuses que pertinentes. Merci également à Agathe Laurent, Laurent Iung et Christelle Garnier pour leur relecture, et à Bernard Bass pour son aide sur WordPress.

Le contenu de cet article n’engage que son auteur.

Crédits photo pour les images à la une :
Mogana Das Murtey and Patchamuthu Ramasamy (February 18th 2016). Sample Preparations for Scanning Electron Microscopy – Life Sciences, Modern Electron Microscopy in Physical and Life Sciences, Milos Janecek and Robert Kral, IntechOpen, DOI: 10.5772/61720. Available from: https://www.intechopen.com/books/modern-electron-microscopy-in-physical-and-life-sciences/sample-preparations-for-scanning-electron-microscopy-life-sciences.
Pixabay.

Références

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