Rencontre avec Raquel Peyraube, médecin psychiatre addictologue dont l’engagement a permis la légalisation du cannabis en Uruguay

Raquel Peyraube a travaillé activement à la préparation de la loi 19.172 (2013) sur la légalisation du cannabis en Uruguay, qui est fondée sur un système unique autour de la sécurité sociale et la santé publique. Dans un contexte alors difficile, où l’opinion publique était encore opposée à l’usage dit récréatif du cannabis, elle a soutenu pendant des mois auprès des médias uruguayens la nécessité d’informer médicalement les usagers et les citoyens, au-delà des clivages. Longtemps conseillère auprès du gouvernement uruguayen sur les politiques publiques en matière de drogues, membre de l’International Association for Cannabinoid Medicines ainsi que de différents comités internationaux scientifiques, elle a pris le temps de partager son expertise et ses recommandations en matière de santé mentale avec nous.

NORML France : Quels sont vos projets actuels ?

Raquel Peyraube : Je travaille avec le Ministère de l’éducation uruguayen afin de mettre en place un diplôme d’endocannabinologie (DIECC) en lien avec l’université de Rosario (Argentine), l’Université de Mexico et l’Uruguay. C’est un diplôme technique de plus de 250 heures et nous sommes en train d’étudier s’il est possible de le qualifier en Master.

NF : Comment définiriez-vous votre rapport avec le cannabis et pourquoi la légalisation est un enjeu fondamental à vos yeux ?

RP : Plus que de militer en faveur de la plante, mon objectif est d’assurer une meilleure qualité de soins pour tous, ce qui est un droit humain universel. Le cannabis contient des substances actives, mais c’est aussi le cas d’autres plantes qui peuvent être nocives pour la santé et que l’on peut trouver dans son jardin: la datura armorens peut causer des dommages cardiovasculaires importants par exemple. Interdire le cannabis est donc ridicule.

J’ai été témoin très tôt de l’importance du cannabis pour traiter des patients qui font usage de drogues. Les patients qui recevaient un traitement à base de cannabis thérapeutique arrêtaient notamment plus facilement la cocaïne. En ayant un impact sur les noyaux accumbens, la zone du cerveau liée à la récompense, le cannabis peut causer une dépendance chimique. Mais c’est aussi le cas de la morphine, qui peut être utilisée pour traiter la douleur.

En fait, il faut de la recherche plus accessible afin de pouvoir tirer les bénéfices du cannabis pour pouvoir traiter les problèmes chroniques et trouver des solutions satisfaisantes. Cela fait 30 ans que je mène un double travail pour l’accès au cannabis thérapeutique et pour l’accès à l’usage “adulte”. Je n’aime pas le terme récréatif, car nous faisons aussi un usage récréatif de l’alcool ou du tabac. Les usagers doivent avoir le droit d’avoir accès à un produit de qualité contrôlée et d’avoir le choix du produit qui leur convient le mieux.

NF : Quelle est votre approche concernant l’usage de cannabis dans le cadre de thérapies/traitements psychiatriques? Est-ce que cela peut être parallèle, est-ce que cela peut aider ?

RP : Les traitements à base de cannabinoïdes naturels ou synthétiques sont plutôt complémentaires. Ils peuvent permettre de réduire ou d’arrêter d’autres médicaments, mais il y a besoin de plus de travaux. D’un point de vue éthique, quand on n’a pas de bons résultats avec d’autres traitements, on peut en tant que médecin suggérer un traitement expérimental même sans niveau de preuve d’efficacité supplémentaire. Actuellement nous avons 4 niveaux de preuves :

    • la douleur chronique (qui peut être neuropathique) ;
    • les vomissements liés à la chimiothérapie ;
      les spécificités liées aux scléroses multiples (on n’a pas de confirmation physique mais les patients témoignent de douleurs amoindries en termes de spasticité) ;
    • et l’épilepsie des enfants résistante aux traitements.

Par ailleurs, 60% de la population de plus de 60 ans peut aussi se trouver dans un contexte de traitement pour la santé mentale puisque c’est une population qui est plus exposée aux douleurs chroniques.

NF : Quelles sont vos recommandations pour une personne vulnérable en termes d’usage thérapeutique ?

RP : Malheureusement, la santé mentale n’est pas la préoccupation de l’industrie qui fait passer de mauvais messages. Elle propose ainsi parfois des variétés avec de très hautes concentrations de THC qui entraîne de la dépendance. Il ne faut donc pas consommer de THC quand on a une vulnérabilité mentale mais plutôt du CBD qui est un anxiolytique et un antidépresseur avec un impact évident.

Le THC peut être aussi utilisé mais plutôt pour une courte période (pas plus d’un mois), étant donné qu’en usage chronique il altère la qualité du sommeil profond (mouvement des yeux, phases trois et quatre). Quant au CBD, il peut être utilisé plutôt dans l’après-midi afin de ne pas impacter le sommeil.

NF : Identifiez-vous des risques pour la santé mentale dans le cadre de l’usage adulte ?

RP : Oui, il n’est pas inoffensif. L’impact dépend de la quantité et de la puissance du produit consommé, mais des personnes présentant une vulnérabilité peuvent avoir des effets négatifs. Pour les autres, l’usage chronique peut aussi avoir un impact déterminant sur la santé mentale, comme causer de la dépendance, des effets sur les troubles cognitifs (sur la mémoire, la concentration, la performance au travail ou dans les études), ou encore causer de la psychose chronique.

Pour ce qui est du développement de la dépendance chimique, on passe de 10% des usagers pour un usage jusqu’à deux fois par semaine, à 33% dans le cadre d’un usage au moins trois fois par semaine. L’impact social est inexistant mais se situe plutôt au niveau individuel. Et les dommages sont bien moins graves que l’alcool et la cocaïne qui sont des drogues avec beaucoup d’impact au niveau familial et social.

NF : Merci pour vos conseils. Au vu de ces éléments comment prescrire de la meilleure façon aux personnes qui en ont besoin ?

RP : De fait, les effets ne sont pas absolument négatifs ou positifs, il faut les insérer dans le contexte d’une approche médicale et voir si des effets adverses surviennent (comme la somnolence). Il faut être sage sur les doses et vérifier l’évolution du patient.

C’est pour moi la différence entre l’activisme (identité sociale) et la médecine, qui nous impose d’éduquer nos patients de façon responsable. Il y a beaucoup de médecins irresponsables qui sont très polarisés. Il faut trouver un équilibre, être attentifs aux effets du THC ou du CBD à haute dose (ex: possible altération des enzymes hépatiques).

Le traitement pour la santé mentale peut aussi interagir avec d’autres soins. En effet, pour les traitements biologiques d’immunothérapie contre le cancer, il vaut mieux indiquer des cannabinoïdes après le traitement car ils sont naturellement immunodépresseurs.

S’il y a une vulnérabilité familiale, il vaut mieux commencer par une dose de THC faible et du CBD, tout en accompagnant le patient. Comme l’alcool, même si les parents se sentent moins à l’aise de le faire, il faut recréer du lien avec les jeunes, afin que cet usage se fasse dans la réjouissance et le partage. C’est pour cela que les préjugés engendrent toujours des effets pires que la légalisation. Pour moi à Québec c’est un succès, mais ce n’est pas le cas des États-Unis et du Canada où l’information se fait dans l’intérêt du business.

Il faut donc faire attention aux informations fournies par les producteurs et les réseaux sociaux et savoir se situer, à l’aide d’un avis médical, entre les préjugés et les arguments en faveur.

NF : Quelles sont les priorités pour faire avancer la cause du cannabis thérapeutique – et l’usage adulte – selon vous ?

RP : Les priorités sont : une formation professionnelle de haute qualité, une bonne préparation pour la recherche car il existe une grande quantité d’études scientifiques de mauvaise qualité, des ressources humaines pour la production et une connaissance plus importante fondée sur l’interdisciplinarité.

L’histoire de la prohibition du cannabis étant fortement liée à la colonisation, j’essaie aussi d’intervenir autant que je peux pour la régulation licite de toutes les drogues où mon appui peut être sollicité. C’est dans le cadre de cette démarche que j’ai participé récemment à un colloque en Polynésie française pour la régulation licite du cannabis et plus globalement de toutes les drogues.
En résumé, nos actions doivent s’appuyer sur trois piliers: l’éducation, la recherche clinique et la défense de l’usage médical, adulte et industriel.

NF : Aimeriez-vous communiquer quelque chose sur un sujet sur lequel on ne vous pose pas assez de questions ?

RP : Je souhaiterais faire passer différents messages. Les responsables politiques ont une très grande responsabilité quant aux dommages causés par l’illégalité du cannabis en soutenant la cause prohibitionniste, en ne faisant rien ou en n’incluant pas de vision sérieuse. Il faut changer le contexte pour réduire les dommages, sans prôner la plante comme solution pour toutes les souffrances, et avec une approche rationnelle.

Je remercie les médecins pour leur travail. Nous devons œuvrer ensemble pour changer la situation, ne pas résister mais être impliqués et s’élever avec de vrais enseignements pour prescrire l’usage de médicaments naturels ou synthétiques. Je pense par exemple à la France où les cannabinoïdes de synthèse ont fait des miracles pour des traitements contre l’obésité.

Il faut abandonner l’opiniologie, qui est d’ordre moral, et que l’on n’a pas le droit d’invoquer dans le cadre des politiques publiques.

NF : Avez-vous un dernier conseil pour les militants aujourd’hui ?

RP : Je préfère parler de “réduction des dommages et de gestion des risques” que de “réduction des risques”. Réduire le risque revient pour moi à chercher à l’éviter et c’est donc un argument prohibitionniste. De plus, cette approche est utile avec tous les usagers et tous les liens avec une substance. J’ai été exclue des débats en Uruguay parce que je ne proposais pas d’abstinence mais de gérer l’usage inoffensif, de gérer les situations qui peuvent arriver avec l’usage de drogues. Il faut avant tout privilégier le soin et le respect des personnes.

 

Pour aller plus loin :

Les études recommandées par le Dr. Raquel Peyraube pour s’informer et se faire sa propre opinion :

Et aussi :